La crise sanitaire que nous traversons met en relief ce que nous savions déjà. Le fossé se creuse entre les « élites » et le reste de la population. Le tableau est devenu caricatural : d’un côté, il y a ceux qui dirigent, installés dans leur salon face à leur ordinateur ; de l’autre, ceux qui affrontent la rudesse du monde, infirmières, éboueurs, caissières ou livreurs. Les uns ont peur pour leur santé, les autres n’ont pas le choix.
Il semble d’ailleurs que ce soit un invariant : les sociétés humaines – sauf peut-être quelques peuplades indigènes, d’Amazonie ou de Papouasie, en l’occurrence plus ‘civilisées’ que nous ! – ont, en permanence, à gérer une forte tension interne entre les nantis et les plus défavorisés.
D’un côté, il y a la petite minorité de ceux qui ont le pouvoir et qui entendent le garder. Ceux-là s’organisent pour rendre leur position inexpugnable. L’édification du corpus juridique, les règles de fonctionnement de l’économie, les stratégies d’alliance au sein de cette caste, etc. sont autant de méthodes pour monopoliser le pouvoir et la jouissance des attributs et des douceurs qui l’accompagnent.
D’un autre côté, le reste de la population est prié de se contenter de ce qui reste, dans le cadre de règles édictées par la minorité dirigeante.
Bien entendu, les deux catégories (la minorité au pouvoir et la majorité soumise) sont le plus possible étanches l’une à l’autre. Les puissants trouvent avantage à se « partager le gâteau » entre le même petit nombre d’individus, l’irruption de nouveaux entrants étant de nature à compliquer les choses et à diminuer la part du butin. Il est donc très difficile pour les seconds de pénétrer la caste des puissants.
La tension interne est donc importante et l’équilibre fragile : périodiquement une révolte ou une guerre fait tomber la pression accumulée, les nantis cédant, sous la force des événements, un peu – de pouvoir, de ressources, de lumière, de gloire, de reconnaissance, de temps de parole, etc. – aux autres. Puis lentement, le pouvoir se concentre à nouveau, ce qui accroit les tensions, jusqu’à une nouvelle crise.
L’histoire est jalonnée d’événements de ce type. Les révoltes successives de la plèbe romaine contre le patriciat qui monopolisait le pouvoir au Sénat sont un exemple célèbre qui illustre ce mécanisme. Un autre exemple plus récent est l’adoption, en pleine guerre, par l’ensemble des partis politiques français, du programme du conseil national de la Résistance par lequel tous s’engageaient à réformer le fonctionnement de la société pour permettre à tous les citoyens de vivre dignement (70 ans après, on ne sait s’il faut pleurer ou rire à la lecture de ce texte, tant il a été rogné de tous côtés…).
En ayant foi en la capacité de l’homme à s’améliorer, on pouvait espérer que progressivement, la leçon serait tirée du passé et que la mise en place d’une organisation rationnelle, avec une répartition plus équilibrée du pouvoir et une meilleure distribution des richesses, permettrait aux sociétés humaines de sortir de ce cycle à la fois absurde, puisque contraire à l’intérêt général, et funeste parce que porteur de massacres à répétitions.
Il semble, hélas, que l’humanité n’en ait pas pris le chemin. La mondialisation et les possibilités techniques du numérique permettent même d’accroitre la concentration du pouvoir et des richesses, d’augmenter la force des tensions, et donc d’accélérer la vitesse du cycle et la violence des phases de crise.
Cette concentration du pouvoir est telle que les membres de nos élites modernes avouent régulièrement être « débordées » et « n’avoir pas une minute à soi ». C’est exact, et cela tient simplement à l’abondance des leviers de décisions entre ces quelques augustes mains. La surcharge de travail n’est, en fin de compte, que le résultat de l’accumulation des responsabilités, c’est-à-dire de la concentration du pouvoir. Pour autant, pour ces happy few, la vie a une forte saveur : il est grisant de participer aux décisions qui mènent le monde, et par ailleurs agréable de profiter de ses meilleures nourritures terrestres.
A l’autre bout de la chaine, le citoyen « d’en bas » est souvent pauvre, chômeur, peu lettré, vivant dans une cité sinistre, et confronté chaque jour à la délinquance et à la violence. Cette situation touche une dizaine de millions de Français, et n’est donc pas un simple dégât collatéral que le progrès fera cesser à terme : c’est un phénomène de grande ampleur qui s’accroit chaque jour et qui exclut de la vie sociale des pans entiers de la population. Les hommes et les femmes en question se sentent, non sans raison, abandonnés, et surtout inutiles et méprisés. Et, de fait – constat terrible –, l’économie moderne n’en a pas besoin, sauf pour quelques besognes considérées comme basses en temps ordinaire.
De plus, la circulation instantanée de l’information exacerbe les choses. Alors qu’il est de plus en plus mis en marge des décisions (et des fruits de l’activité commune), le citoyen « de base » est chaque jour mieux informé par les flux continus d’information qui arrivent directement sur ses écrans individuels. Il y a encore 50 ans, la population, ni éduquée, ni informée, ne savait pas. Aujourd’hui les gens « d’en bas », qui souffrent déjà d’une grande détresse matérielle (beaucoup ne supportent plus de ne pouvoir vivre décemment de leur travail) sont en direct les témoins oculaires des excès, des gaspillages, et des turpitudes de la caste au pouvoir, et ils se rendent mieux compte de leur propre mise à l’écart.
La situation est donc la suivante : d’un côté, des élites de moins en moins nombreuses, qui concentrent de plus en plus le pouvoir, la richesse, le temps de parole publique, et les autres biens publics. De l’autre, une masse croissante, mais de mieux en mieux informée, qui cumule la pauvreté matérielle et le sentiment d’être inutile, oubliée, et dédaignée. La frustration s’exacerbe au sein d’une société de moins en moins inclusive, et la tension croit rapidement et puissamment.
Il ne faut pas chercher ailleurs la source des phénomènes de radicalisation qui agitent nos sociétés. Et le sentiment de malaise que nous procure la gestion de la crise sanitaire actuelle.
En vérité, qu’est-ce que les plus déshérités de la société voient de la généreuse devise « liberté, égalité, fraternité » ?
La liberté ? Certes, on peut encore aller et venir, mais sans argent, le champ des possibles est restreint. On peut bien sûr avoir des opinions et les exprimer, mais sans auditoire, c’est un peu inutile, et rageant à la longue.
L’égalité ? Depuis 1989 et le naufrage de l’idéologie communiste qui, vaille que vaille, portait une espérance d’égalité entre les hommes, les dernières barrières ont sauté. Ainsi, non seulement les inégalités se sont creusées au cours des 30 dernières années, mais les idées en vogue légitiment les inégalités et ridiculisent les perdants : « si à cinquante ans, on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a raté sa vie » dit un porte-voix de l’oligarchie…
La fraternité ? Lorsque certains dirigeants se laissent aller à avouer que « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible », les cochons de payants ne peuvent guère croire en la sincérité de leurs sentiments à leur égard, et encore moins en leur amitié et en une communauté de destin.
Alors, comment faire pour redonner vie aux idéaux bien amochés de la République ? Il faut revenir, à nouveau, à Charles de Gaulle, qui expliquait dès 1941 dans son célèbre discours d’Oxford, que le combat n’était pas seulement à gagner par les armes, mais également par les valeurs : « Rien n’empêchera la menace de renaître plus redoutable que jamais, rien ne garantira la paix, rien ne sauvera l’ordre du monde, si le parti de la libération, au milieu de l’évolution imposée aux sociétés par le progrès mécanique moderne, ne parvient pas à construire un ordre tel que la liberté, la sécurité, la dignité de chacun y soient exaltées et garanties, au point de lui paraître plus désirables que n’importe quels avantages offerts par son effacement ».
Ce sont ces réflexions de temps de guerre, enrichies et complétées par le passage au pouvoir qui l’amèneront à proposer la « participation » dans les années 60. Participation politique, par la régionalisation, pour rapprocher la démocratie du citoyen ; participation économique, pour réconcilier, au sein de l’entreprise, le capital et le travail.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le chantier est resté en l’état. L’urgence est donc de le reprendre. Il s’agit, en utilisant les moyens modernes de communication, de donner une voix à tous, et surtout aux exclus. Mais aussi d’écouter leurs besoins, leurs envies, leurs rêves, et enfin de leur donner la capacité à peser sur les choix collectifs.
Dans le champ économique, les pistes existent : c’est l’entreprise coopérative, c’est l’entreprise « sociale et solidaire », c’est l’actionnariat salarié, ou encore l’association des travailleurs à la gouvernance de l’entreprise ; c’est, en somme, le « partage de la valeur ». C’est également la distribution directe, le commerce coopératif et associé, les systèmes d’échange de biens ou de services via des plateformes numériques. Et d’une façon plus générale, ce sont tous les moyens qui permettent de satisfaire des besoins individuels ou collectifs en minimisant l’enrichissement personnel, et en maximisant la participation des intéressés aux processus de production.
Dans le champ politique, les premiers essais de démocratie directe ou participative, au plan local, ont montré la forte attente des citoyens à participer, à donner leur avis, et à peser sur les décisions. Il faut donc innover, et imaginer les méthodes les plus efficaces pour promouvoir et généraliser la démocratie participative, afin de la faire sortir de son statut de gadget servant à la manipulation de l’électorat, et d’en faire un réel instrument de gouvernance de la Cité.
Dans le champ social, il faut retrouver des lieux et des institutions où s’exerce concrètement l’égalité des citoyens, où les individus confrontent leurs attentes et leurs désirs, et où chacun peut apporter sa pierre à l’édifice commun. De telles organisations de masse – le service militaire, l’église catholique, voire le parti communiste – existaient naguère. Le chacun-pour-soi et l’individualisme poussant à la compétition généralisée ont systématiquement détruit ces institutions jugées désuètes. Il convient d’en recréer, d’urgence.
Ces chantiers sont ceux de l’après-Covid. Tâche immense ? Raison de plus pour commencer sans attendre.
Xavier d’Audregnies,
Membre du Conseil d’orientation de Synopia