Que faire de la crise due au coronavirus, tsunami aux enchaînements dramatiques nonseulement aujourd’hui, mais surtout demain, lorsque nos systèmes politiques et économiques devront se relever, dans la douleur, de leurs effondrements ? « Ne pas subir », aurait rétorqué le général de Lattre de Tassigny, selon sa belle devise. Ne pas subir, c’est en sortir par le haut, transformer cette crise en ce choc salutaire dont nous avions tant besoin. C’est un impératif pour chacun d’entre nous.
N’ayant jamais vécu la restriction, beaucoup en étaient venus à considérer naturelles l’abondance et la liberté. Il n’en est rien : reprenons conscience de notre condition humaine, de sa vulnérabilité, du caractère brusquement périssable de nos avancées civilisationnelles. Avec d’autres, le mythe du progrès perpétuel vient de s’effondrer en quelques semaines, comme celui de notre capacité à maîtriser l’ordre du monde. Que cette crise nous ramène à la nécessité du collectif, à l’esprit de solidarité, à la force de la fraternité.
C’est un impératif pour la nation. De facilités politiques en veuleries, l’Etat-providence a cannibalisé l’Etat régalien, qui peine à assurer ses fonctions essentielles, celles qui le légitiment. Paupérisation des fonctions vitales – la sécurité sanitaire en tête – au profit de l’augmentation des dépenses et de la paix sociales : c’est la conséquence de décennies de réflexes politiciens distribuant l’argent public dans la rationalité du court terme électoral.
L’Etat-stratège a fait place à l’Etat-tacticien, frappé de myopie gestionnaire, oublieux d’une de ses fonctions essentielles : sans sacrifier le présent,permettre le futur par la consolidation de la maison commune en vue des temps difficiles. Un des rôles majeurs de l’Etat réside dans la construction de la résilience nationale, par la constitution de réserves (et pas seulement de masques) et la consolidation des liens sociaux. Au creux de cette crise, même les plus acharnés n’ont plus envie d’investir les ronds-points : que l’Etat reprenne donc sa place, toute sa place, avec, à sa tête, suffisamment de courage politique pour ne pas céder aux sirènes de l’immédiat. Ce qui est vrai au niveau des individus et des nations l’est autant au niveau supranational.
Nous le savons désormais, l’Europe, contrairement à son illusoire sentiment de sécurité, n’est pas à l’abri du monde : ni la science, ni la civilisation et encore moins nos repliements nationaux ne nous rendent invulnérables. Deux évidences s’imposent. La première est la rupture du lien transatlantique. Au début de la crise, le réflexe américain n’a pas été celui de la solidarité transatlantique, mais, au contraire, celui de la mise en accusation de l’Europe et son rejet ; ensuite, il s’est livré à la guerre des masques, un bras de fer financier pour préempter ces précieuses protections sur les tarmacs chinois. Le découplage transatlantique était depuis longtemps en gestation : il est apparu au grand jour, et le président Trump n’en est que le dernier avatar.
Pourtant, le risque de la solidarité était faible : il ne s’agissait pas ici de sacrifier Washington pour sauver Vilnius ! Qu’en sera-t-il demain en cas de crise internationale majeure, d’un éventuel péril atomique ? Peut-on attendre autre chose que ce réflexe isolationniste ? Evidemment non. Le soldat Ryan ne reviendra plus jamais mourir sur les plages de France. D’ailleurs, dans cette crise générale, les Etats-Unis ont-ils joué le rôle que leur confère naturellement leur responsabilité de première puissance mondiale ?Non, là encore : pas de leadership, pas d’initiative à la hauteur de ce qu’ils furent. Les Etats-Unis, recroquevillés sur eux-mêmes, ont simplement disparu !
Le constat est irréfutable : le parapluie américain est définitivement fermé, le bouclier disparu et la réassurance transatlantique une mortifère illusion. S’ils doivent un jour défendre libertés et valeurs les armes à la main, les Européens ne pourront compter que sur eux-mêmes. Prenons-en conscience aujourd’hui : il n’y a plus une minute à perdre pour reconquérir notre autonomie stratégique. La seconde évidence est que, si la conscience européenne avait existé, la solidarité aurait joué un rôle fondamental pour juguler d’emblée le fléau. Mais l’Europe, à la fois si forte de son niveau de civilisation et si faible de ses égoïsmes nationaux, n’a pas su protéger ses citoyens.
Pourtant, seule face à des difficultés de cette ampleur, chaque nation est condamnée, comme elle le sera dans l’inévitable méga-choc en gestation entre les empires chinois et américains. Nos nations ne survivront que si elles savent échanger un peu de souveraineté contre l’édification d’une confédération autonome capable de s’opposer aux diktats des très grands.
C’est le principe même du collectif : chacun de ses acteurs accepte de renoncer à une parcelle de sa liberté afin de constituer un ensemble solidaire disposant, à son propre profit, de davantage de capacités d’action qu’il n’en dispose lui-même. L’espoir, cependant, renaît : le pire – l’égoïsme mortifère des forts et des riches – n’est plus une certitude, les plus rigoristes des Etats européens semblent aujourd’hui retrouver le sens de l’Union.
Autonomie de décision, autonomie de régulation, autonomie de défense, autonomie économique dans un marché élargi : sauf à supporter toujours notre situation de dépendance industrielle, donc sanitaire en particulier, sauf à vouloir toujours davantage baisser la tête, sauf à accepter de disparaître un jour du monde, voilà la situation à bâtir dès que nous aurons passé le creux de la vague virale.
Le monde qui vient, pour longtemps dérégulé, sera celui de l’affirmation des souverainetés et du déchaînement de la puissance : il nous faut reconstruire les nôtres et nous ne le ferons que dans l’autonomie européenne. Il est l’heure de nous affranchir de notre sujétion. Pas de salut postpandémique à espérer sans une stratégie à l’échelle du continent, sans une puissance affirmée, sans leadership assuré, sans une souveraineté européenne forte de souverainetés nationales respectées mais contenues.
Allons, « tête haute » : un peu de bon sens, l’Europe !, un peu de tenue, l’Europe !, un peu de fierté,l’Europe !
Vincent Desportes
Général de l’armée de terre française
Ancien directeur de l’Ecole de guerre et professeur associé à Sciences Po Paris
Membre de Synopia