FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Le Général Vincent Desportes vient de publier Entrer en stratégie, un essai dans lequel il enjoint les décideurs politiques, économiques et militaires à prendre goût à la stratégie. Il explique ce qu’il entend par là et trace les modalités de ce que doit être une pensée stratégique à notre époque.
Le Général Vincent Desportes est professeur des universités associé à Sciences Po Paris, enseignant en stratégie à HEC et ancien directeur de l’Ecole de guerre. Il vient de publier Entrer en stratégie (Laffont, 2019).
FIGAROVOX.- Pourquoi faut-il «entrer en stratégie» ?
Vincent DESPORTES.- C’est simplement vital, tant pour le succès de toutes les entreprises humaines d’une certaine ampleur… que pour la survie du monde que nous aimons. Et pourtant, toujours davantage, les dirigeants, quel que soit leur champ d’action, sont dévorés par l’instantané. Si l’on n’y prend garde, la tentation du court terme frappe. Partout. Sauf exception, le politique se consacre d’abord au succès des prochaines élections. Il délaisse le long terme qui, quoi qu’il arrive, ne lui appartient pas et ne lui profitera pas ; il abandonne aisément les grands principes pour les petits choix et les faciles arrangements. La focalisation se fait sur les questions locales de court terme où des progrès tangibles peuvent être produits au cours des cycles électoraux. On promet beaucoup pour l’avenir – on y rasera gratis! – mais on ne le construit pas, puisqu’il sera celui des autres. L’entrepreneur succombe à la même obsession. Les patrons de petites ou moyennes entreprises, peu secondés, sont accaparés par leur quotidien qu’accélèrent les flux croissants d’information. Ceux des grandes entreprises cotées, obsédés par la dictature des résultats trimestriels, sont facilement victimes de «myopie managériale» ; ils privilégient les bénéfices rapides au détriment de la création de valeur à long terme. L’actionnaire, souvent anonyme, attend des résultats immédiats dont l’absence le priverait de revenus et dégraderait le cours de Bourse. Les responsables sont jugés et remerciés sur leur capacité à mettre en œuvre de soi-disant stratégies… dont les résultats sont évalués toutes les douze semaines! Il faut donc absolument que les dirigeants s’obligent à «entrer en stratégie»: c’est la seule solution pour sauver le monde qui vient.
Mais «entrer en stratégie», n’est-ce pas une démarche incertaine et risquée ?
Certes… mais infiniment moins que de ne pas oser le faire! Oui, la pratique stratégique est aussi nécessaire que périlleuse. Elle est en effet engagée en sens unique: ce qui fut ne sera plus jamais. La stratégie modifie de manière définitive le champ dans lequel elle se déploie. Elle se développe d’états nouveaux en états nouveaux, non rationnellement anticipables mais aussi irréversibles que le temps. La boîte de vitesses stratégique ne dispose pas de marche arrière et le billet d’envol ne peut qu’être qu’un aller simple et définitif pour un temps qui n’a pas de limite: en stratégie jamais de victoire définitive, pas de début, de milieu et de fin de partie, celle-ci n’étant que le début de la partie suivante. Le temps ne s’arrête jamais dans l’espace stratégique en reconfiguration permanente. L’exercice stratégique est hasardeux: mieux vaut s’y engager plus fort d’une bonne compréhension de ce qu’il est et de ce qu’il sera. Fruit de mes réflexions et de mon expérience, mon dernier ouvrage veut y aider.
Y a-t-il véritablement des écoles stratégiques différentes ?
Toute pensée stratégique est spécifique: la stratégie et son stratège sont indissolublement liés. C’est là tout l’intérêt de la notion même de culture stratégique. L’inné, la culture du stratège jouent un rôle important. La relation de tout acteur stratégique au monde, à son adversaire et à lui-même est spécifique. Confronté au même dilemme stratégique, un Occidental, habitué à l’action ponctuelle et rapide, en puissance, dans le temps court, choisira une stratégie très différente de celle d’un Asiatique penchant naturellement à l’action progressive dans le temps long, à l’économie des moyens par le contournement indirect de la volonté adverse. Au sein de cultures plus proches, comment pourrait-on imaginer qu’un Français – pétri de centralisme, de hiérarchie et de cartésianisme – puisse juger de la même manière qu’un Allemand naturellement fédéraliste, cogestionnaire et kantien? Ou que le même Français, imprégné des alignements symétriques des jardins «à la française» saisis d’un seul coup d’œil, puisse aborder son espace concurrentiel avec le même esprit que son camarade britannique amoureux des courbes et des recoins, des irrégularités et surgissements successifs des jardins «à l’anglaise» d’un pays où la jurisprudence remplace Code civil et Code pénal? Inévitablement, les uns et les autres auront des lectures différentes de la réalité.
La pensée stratégique française a donc de vraies particularités ?
Oh, oui: elle est le fruit de notre géographie, de notre histoire, de notre culture. Mieux vaut connaître ses racines pour comprendre la force mais aussi les pièges de notre culture stratégique. Fortement influencée depuis le XIXe siècle par la pensée positive d’Antoine de Jomini, la réflexion stratégique française souffre d’une faiblesse historique.
Chez le général suisse, l’ennemi n’est pas considéré comme une volonté en conflit, mais comme une addition de capacités destinée à recevoir les effets de la stratégie de son adversaire plus qu’à y réagir. Cette objectivation trompeuse de l’adversaire permet à Jomini de postuler l’existence d’un adversaire passif, privé d’initiative, et donc de définir des règles précises pour la conduite de la guerre. Ce paradigme jominien a favorisé en France une représentation positive de la guerre, formulable en principes autonomes. Cet effacement du caractère éminemment dialectique de la confrontation stratégique s’est renforcé de la tendance naturellement cartésienne de notre pensée. Ceci est un vrai piège qui nous a valu de cuisantes défaites, en 1870, 1940 et même août 1914 face à une culture stratégique allemande fondamentalement clausewitzienne et concevant donc au contraire l’espace stratégique comme celui de la confrontation de deux volontés libres et indépendantes.
La pensée stratégique militaire s’applique-t-elle dans d’autres domaines d’action ?
Absolument! La stratégie est «une»: ce n’est pas parce que la stratégie est née dans les champs de guerre et n’a imprégné que beaucoup plus tard les autres champs de l’action humaine que les grands principes ne sont pas identiques. Il est même fascinant de constater que l’entreprise est un arrivant fort tardif dans le monde de la stratégie. Il a fallu pour cela que les entreprises aient à faire face à des conditions concurrentielles sévères dans un monde devenu à la fois plus ouvert et plus opaque. La stratégie des affaires est ainsi encore un art nouveau: la fin des Trente Glorieuses, le choc pétrolier des années 1970, la progressive transformation du marché de la demande en un marché de l’offre, la croissance de la concurrence étrangère en ont engendré le besoin. Il faut attendre le milieu des années 1960 pour que le premier livre de stratégie d’entreprise soit publié, qu’un premier cours de stratégie soit mis sur pied à la Harvard Business School, que les cabinets de consultants commencent à proliférer. L’un des précurseurs en ce domaine, Bruce Henderson – le fondateur du fameux BCG, le Boston Consulting Group – observe alors que «la plupart des principes de base de la stratégie proviennent de l’art de la guerre». A cette brève expérience entrepreneuriale, s’opposent en effet des millénaires de pensée et d’action stratégiques militaires. Puisque la stratégie est une quel que soit le milieu dans lequel elle se déploie, il est raisonnable de s’appuyer sur cette solide expérience militaire pour réfléchir la stratégie, et donc la complexité qui la rend nécessaire.
Au fond, faire une stratégie n’est-il pas simplement un pari sur l’avenir !
Inévitablement, mais un pari conscient et réfléchi! Le premier point est que l’explorateur-stratège doit «entrer en stratégie» en conscience des multiples pièges tendus, afin de les déjouer et de construire l’avenir qu’il s’est choisi. L’avenir y est difficilement prévisible même si, aujourd’hui, les grands prêtres du big data tentent de nous faire croire le contraire: aucune conjonction de données et de calculs ne permettra de percer le secret des ricochets des réactions d’acteurs aussi indénombrables que toujours plus interconnectés. La connaissance stratégique ne peut prétendre à la perfection et toute décision stratégique est subjective par essence. Elle ne peut être qu’un pari étroitement lié au parieur-stratège, relatif à son inclination et à l’état momentané de sa compréhension de l’espace stratégique. Notre parieur-stratège doit décider sans aucune certitude quant aux résultats de sa décision.
Ici se conjuguent l’angoisse et l’espoir volontariste du stratège. Si l’avenir est toujours conditionné par le passé, il n’est en rien déterminé à l’avance: chaque instant possède un nombre infini de futurs possibles. Et c‘est l’objet même de la stratégie que de peser sur le cours des événements pour les conduire, malgré les volontés antagonistes, vers l’avenir que le stratège a choisi. Rappelons-nous la belle perception d’Henri Bergson: «L’avenir, ce n’est pas ce qui va nous arriver, mais ce que nous allons faire»! La stratégie, c’est d’abord la question d’un avenir à vouloir puis à construire avec et malgré le présent. Mais, ne pouvant prédire l’avenir, le stratège va le créer afin de se libérer de l’incertitude et de la fatalité, puis modifier le présent pour le conduire vers son ambition: il choisit et façonne le monde.
Vous avez effectivement raison, la nature même de l’espace stratégique implique que toute stratégie soit fondée sur des présuppositions – dont on recherchera cependant la robustesse par le biais de la science et du raisonnement – et que toute action humaine y relève du pari.
N’est-ce pas un peu inquiétant tout de même? Il n’y a donc pas de vérité, de recette stratégique ?
Et non! Aucune stratégie n’a de garantie de bon fonctionnement. Penser que la vérité, traduite en plan, permet d’atteindre l’objectif témoigne d’une prétention irréaliste à ce que la stratégie puisse maîtriser le réel. La tentation de vérité stratégique est dangereuse car elle conduit à l’aliénation intellectuelle, à l’idéologie, c’est-à-dire à l’inverse du doute, donc à l’échec. Pas de projet stratégique qui puisse se construire sur la certitude de la connaissance et de la compréhension: il s’agira tout au plus de parvenir à une approximation fiable de l’environnement et de la capacité causale des décisions. Dans ces conditions, il est évidemment illusoire de rechercher le succès stratégique à partir d’artifices et de raisonnements qui ne varient pas. Pas de livre de cuisine en stratégie, ni de solution universelle: pas de drill, mais un lent apprentissage de l’art du questionnement. Il existe des vérités techniques, il en existe de tactiques, mais il n’existe de vérités stratégiques que ponctuelles et momentanées, forgées d’adaptations, donc d’initiatives. La stratégie ne peut prétendre qu’à un compromis idéal sans cesse remis en cause: l’équilibre stratégique est par nature un équilibre dynamique qui ne se trouve que dans le mouvement et sa propre déformation. La vérité, le prêt-à-porter stratégique, sont des leurres pour stratèges incompétents. S’il en existait, la stratégie ne servirait à rien!
Un conseil encore pour l’explorateur-stratège ?
sûrement. Une idée forte: la stratégie, c’est la question d’un avenir à vouloir puis à construire avec et malgré le présent. Cela exige vision, volonté et adaptation permanente focalisée sur l’ambition. En dépit des contestations que ne manquent jamais d’engendrer ses décisions, il «veut» fermement, afin de dépasser les difficultés rencontrées par son action dans un monde toujours nouveau, modifié de surcroît par ses propres agissements. Interface entre la pensée et l’action, navigant entre rationalisme et empirisme, rigoureux dans sa démarche mais jamais rigide, il doit à la fois douter et croire, concilier l’inconciliable et faire preuve de capacités rarement rassemblées chez un être humain.
Aussi, celui qui entre en stratégie doit-il penser en architecte et non en maçon. Loin de construire le futur à partir du passé et du présent, prêt à affronter ce qui n’a jamais été, il doit accueillir le flot continu des circonstances nouvelles comme autant d’opportunités et, sans s’en abstraire, se dresser au-dessus d’elles pour aller vers son ambition. Il doit refuser toute attitude seulement réactive face aux circonstances émergentes: ce serait nier la capacité de l’homme à engendrer des opportunités nouvelles. Il ne peut se contenter d’anticiper les évolutions prévisibles et de s’y préparer. Par son action, il s’efforce au contraire de modeler le futur, de provoquer les changements nécessaires à la réalisation de son ambition. Ne pouvant prédire l’avenir, il va le créer afin de se libérer de l’incertitude et de la fatalité, puis modifier le présent pour le conduire vers son ambition: il choisit et façonne le monde qui vient.
L’homme entre en stratégie parce qu’il ne se résigne pas: il entend créer son destin