Dans un ouvrage paru en 2019 aux États-Unis (sous la présidence de Donald Trump, donc), La mort des démocraties, Daniel Ziblatt et Steven Levitsky s’interrogent sur la dérive de nos modèles démocratiques. Ils ont bien entendu l’exemple états-unien en tête lorsqu’ils décrivent comment le système prévu pour assurer à la fois l’intérêt général et l’épanouissement des individus a été dévoyé pour conduire au triste spectacle de la « guerre civile » permanente que nous constatons aujourd’hui.
Ils voient dans le comportement des acteurs politiques la cause principale du dérèglement du système. Avec des exemples tirés de l’histoire américaine, ils montrent comment les principaux responsables des deux grands partis ont jusqu’ici su écarter les individus incapables ou dangereux, et imposer à quelques moments clés de l’histoire, des personnalités plus fédératrices et plus aptes à guider le pays. Ils expliquent que c’est ce comportement « vertueux » des acteurs politiques, obéissant à des mobiles plus nobles que le seul intérêt partisan et immédiat, qui a permis aux institutions américaines de tenir le coup et de franchir les obstacles nombreux qu’a du affronter cette jeune nation.
À l’inverse c’est, selon eux, parce que les quelques milliers de responsables Républicains qui sont intervenus, de près ou de loin, dans l’investiture du candidat n’ont pas eu assez de lucidité et de courage que Donald Trump a pu s’imposer d’abord comme candidat du GOP (parti républicain), puis comme Président des États-Unis.
En somme, la leçon est simple : les institutions ne valent que par l’usage qu’en font les acteurs. Il est toujours bon de le rappeler.
En Europe aussi nous savons que ce ne sont pas les meilleures constitutions qui empêchent une nation de s’abîmer. Benito Mussolini puis Adolf Hitler sont arrivés au pouvoir dans la plus grande légalité formelle. Même chez nous, Philippe Pétain a été appelé au pouvoir, selon les institutions de l’époque, par le Président de la République, et les pleins pouvoirs lui ont été votés par l’Assemblée nationale.
Nous sommes aujourd’hui dans un de ces moments où les hommes qui détiennent une part de décision dans la direction que prendra le pays doivent faire preuve d’esprit de responsabilité. Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est mal embarqué !
Le principal responsable de l’avenir de la nation, le garant du caractère démocratique des institutions, la clé de voute du régime, c’est, sous le régime de la Cinquième, le Président de la République. Le choix de dissoudre et de convoquer des élections générales à très bref délai ne va pas, à l’évidence, dans le sens d’un fonctionnement démocratique authentique. Lequel suppose un débat loyal, posé, et donnant au peuple le temps de choisir entre plusieurs projets mûris et incarnés.
Le choix du président a été, au contraire, un pari politicien. Il suppose que les électeurs, n’ayant le choix qu’entre deux « extrêmes » présentés comme également insupportables, se réfugieront, volens nolens, dans un vote pour le bloc central. Le système majoritaire à deux tours se chargeant de faire le reste, une majorité de gouvernement favorable au camp présidentiel devrait sortir des urnes.
Le pari est risqué, ce qui a été relevé par de nombreux commentateurs, qui comprennent difficilement que l’on joue l’avenir du pays sur un tel jeu, où le hasard aura son importance. En effet, selon les circonscriptions et à quelques pourcents près, les choses pourraient basculer dans un sens ou dans un autre.
De plus, quand ce pari est lancé par celui qui est garant du caractère républicain des institutions, il y a à l’évidence une faute morale.
Mais les autres acteurs ne sont pas non plus innocents dans le jeu qui est en train de se dérouler. Qui empêchait (qui empêche encore aujourd’hui)les dirigeants des deux partis de gouvernement, à savoir LR et PS, d’aller à l’élection sous leur propre bannière en annonçant qu’ils proposeront, au lendemain de l’élection, au parti présidentiel (Renaissance) de négocier un programme de gouvernement en bonne et due forme, précis et détaillé, comme cela se fait dans la plupart des autres démocraties ?
Au contraire, les ambitions individuelles, les haines recuites, la force de l’habitude du « bloc contre bloc », ont encouragé les débauchages, les ralliements intempestifs, et les rabibochages de façade. De programme réellement construit et réfléchi, point. De valeurs politiques partagées, encore moins. De sens de l’État, n’en parlons pas.
Le spectacle est désolant. Alors que le pays traverse depuis quelques années une passe difficile qui nécessiterait des décisions fortes, claires et bénéficiant d’un large soutien populaire, la classe politique ne propose que trois choix également funestes. Un électeur sensé ne peut qu’arriver aux conclusions suivantes :
- Si je choisis la droite regroupée autour du RN, cela devrait conduire à un probable désastre économique et à une fracturation de la Nation en deux blocs violemment antagonistes.
- Si je choisis la gauche regroupée autour de LFI, cela devrait amener le wokisme institutionnel au pouvoir, ce qui conduirait à l’émiettement du pays en minorités se dressant les unes contre les autres pour piller la meilleure part de ce qui reste du gâteau national.
- Si, par défaut, j’incline à voter pour le centre, je ne peux m’empêcher de penser que l’équipe (très resserrée autour d’un seul homme) qui n’a pas su sortir le pays de l’ornière depuis sept ans, aura du mal à y parvenir d’ici la fin du mandat présidentiel. Et alors que le temps nous est compté, car les menaces internationales se font chaque jour plus précises, perdre encore trois ans pourrait bien être fatal au pays.
Reste un espoir, petit, fragile, mais on se raccroche à ce qu’on peut. Le pire n’est jamais certain. Selon toutes probabilités, l’assemblée qui sortira des urnes ne donnera de majorité claire à aucun des trois blocs.
Le scénario de l’espoir voudrait que, face à cette situation, les responsables politiques soient suffisamment intelligents, lucides et courageux pour retenir la seule solution efficace et respectueuse des choix du peuple. Un accord de gouvernement serait conclu, entre le parti qui soutient le président, et, selon le résultat des urnes, soit la droite de gouvernement (LR canal historique), soit la gauche de gouvernement (PS, auxquels pourraient s’adjoindre écologistes et communistes).
La politique menée pencherait alors soit vers la droite, soit vers la gauche (selon le verdict des urnes), mais menée par une coalition, et non plus par un seul homme. Cette coalition nous mènerait jusqu’en 2027, moment qui sera plus favorable pour affirmer les choix.
Certes, cela signifie jeter par-dessus bord les ententes préélectorales liant « le nouveau front populaire », et symétriquement celles liant « la droite patriote ». Mais, « quand les blés sont sous la grêle, qui fait le délicat ? »….
En effet, ces ententes préélectorales, bâties à la va-vite, ont-elles le poids d’un véritable engagement programmatique réfléchi ? Ne faut-il pas les regarder pour ce qu’elles sont, des accords d’effacement réciproques destinés à maximiser les chances de succès dans un système qui lamine les formations isolées ?
D’ailleurs, il est probable que l’électeur ne se sentirait pas floué par un dénouement qui prendrait la forme d’une coalition de gouvernement assortie d’un contrat-programme, tant il a exprimé à de nombreuses reprises son souhait d’un gouvernement de cette nature, responsable, mais aux valeurs affirmées, et surtout clair sur les principales politiques à mener. Ce serait acter la fin du Président-Jupiter, seul décisionnaire de presque tout et capable de faire tomber la foudre pour imposer sa souveraine volonté n’importe quand, et sur n’importe quel sujet.
En toute logique, la mise en place d’un tel gouvernement aurait d’ailleurs pu se faire (dès 2022, ou le 10 juin 2024) sans qu’il soit nécessaire de passer par la dissolution de l’Assemblée nationale. Mais c’était sans compter sur le caractère impétueux du chef de l’État.
Xavier d’Audregnies
Membre de Synopia