L’actualité du ministère de la défense vient encore de vibrer de l’annuel et rituel psychodrame budgétaire qui est désormais une vieille tradition, dont le côté puéril n’échappe plus à personne, sauf à ceux qui en sont les fauteurs. Ici, de plus, il intervient à peine quatre mois après que fût votée la loi de programmation militaire (LPM). Laquelle avait déjà donné lieu à un intense combat de Bercy contre le reste du monde de la défense… Finalement, l’affaire s’était conclue par le maintien de la pente budgétaire décidée sous l’ère Sarkozy, du moins optiquement, puisque la LPM incorpore 6,1 Mds€ de recettes exceptionnelles dont la concrétisation le moment venu relève d’un suspense haletant. Le qualificatif d’exceptionnel est doublement mérité ; d’une part, en effet, ces recettes ne sont pas d’origine budgétaire, d’autre part, il reste exceptionnel qu’elles soient au rendez-vous, comme l’avait encore illustré la mauvaise exécution de la précédente LPM.
Car la situation reste toujours aussi tendue. La recherche désespérée d’économies de la part de l’Etat à hauteur de 50 Mds€[1], doit faire l’objet de la prochaine loi de programmation des finances publiques 2015-2017. Les rumeurs qui bruissent sur une participation des armées à ce nouvel effort, suscitées par l’alerte lancée par un responsable politique de l’opposition, ont provoqué – à l’image des appuis qui s’étaient déjà manifestés lors de l’élaboration de la loi de programmation militaire – une claire mise en garde du ministre de la défense, une levée de boucliers des deux présidents des Commissions de défense, de journalistes experts de défense et des questions économiques, une nouvelle lettre au Président de la République des présidents des sept grands groupes industriels de la défense, assortie d’une demande d’audience. Rumeurs alimentées aussi par les propos sibyllins du Premier ministre(cf. actualités du 11 mai au soir sur TF1) exprimant que la défense ne sera pas touchée, mais ajoutant dans la foulée que chacun doit faire des efforts…
Depuis, nous avons connu quelques épisodes intenses, comme cette menace de démission collective des quatre chefs d’état-major, soutenus par la colère du ministre de la défense. Devant une telle unanimité, le Premier ministre rappela d’un verbe définitif la « décision » du chef des armées intervenue au moment du vote de la LPM qui avait manifesté la sanctuarisation des crédits de la défense. Dans le même temps, le Président, après un long silence, aussi étonnant qu’inquiétant, déclara qu’il rendrait un arbitrage sous quelques semaines. Lequel fut enfin prononcé pour confirmer sa décision initiale de sauvegarder les intérêts de la défense, tout en exhortant le ministère à « améliorer la gestion de ses équipements et de ses projets ». Ce dernier appel, sans doute destiné à calmer le courroux de Bercy, aura été apprécié à sa juste valeur par les armées qui se réforment sans discontinuer depuis vingt ans, dans ce seul but. Serait-ce à dire qu’il ne serait pas atteint après deux décennies ? Comment comprendre alors la parfaite maitrise de nos forces déployées sur les théâtres d’opérations et les sévères conditions de vie quotidienne en garnisons !
Quoiqu’il en soit, cette confortation réciproque, exceptionnelle à maints égards, des deux têtes de l’exécutif devrait mettre un terme quasi définitif aux velléités attentatoires de Bercy… Mais, hélas, nul n’est assuré que cette double parole sera respectée par ceux-là même qui pèsent de tous leurs pouvoirs de grand argentier pour la contourner. Le ministre de la défense se bat obstinément pour conserver l’intégralité des crédits prévus dans la loi de programmation militaire (LPM). Ce combat est en soi une reconnaissance des sacrifices imposés aux armées depuis 2008 – pour ne remonter qu’à cette époque – en matière de réorganisation, de fonctionnement quotidien, de conditions d’entrainement et de soutien des équipements, et alors que les conditions matérielles d’exécution des opérations militaires se détériorent sous l’effet des restrictions budgétaires acceptées dans la LPM.
Au-delà des déclarations plus ou moins lénifiantes ou dilatoires, l’expérience nous a enseigné que rien n’est jamais définitivement acquis en la matière et que les « agents » du ministère des finances et du budget disposent de trésors d’ingéniosité pour manipuler la technique budgétaire conformément à leurs fins, même si, il faut le reconnaitre, les gels et « surgels » sur l’exécution 2013 ainsi que la réserve ont été levés par Bercy en fin d’année dernière ; décision favorable certes, mais cependant assortie dans le même temps d’une annulation de 650 M€, adoucie par la perspective d’en récupérer une part importante (500 M€) en recettes exceptionnelles en 2014.
Si l’escarmouche de printemps peut donner l’impression d’une victoire remportée par le ministère de la défense, tout se joue, dans les faits, au dernier trimestre de l’année… ! D’ici là, il nous faut patienter sur la réalité des recettes exceptionnelles, des surcoûts des opérations extérieures, de la maitrise de la masse salariale, de l’emploi de la réserve ministérielle, etc. On le voit, il existe encore beaucoup d’ingrédients hasardeux à ce jour.
Sans oublier le passif de l’année 2013 avec, concernant le ministère de la défense, un report de charges sur 2014 de plus de 3 Mds€, dont 2,4 Mds pour les seuls investissements de la DGA qui pèsent en ouverture de gestion. Les surcoûts des opérations extérieures pour 2014, tels qu’ils se présentent à ce jour, seraient du même ordre de grandeur qu’en 2013, soit au-delà du milliard d’euros, alors que 450 M€ seulement ont été provisionnés sur chaque annuité de la LPM. Le ministère a aussi constitué une « réserve budgétaire » sur ses fonds propres comme la LOLF l’y oblige, à hauteur de 6 % de ses crédits hors rémunérations (titre II), soit environ 1,2 Md€, crédits bloqués jusqu’à l’autorisation de Bercy de les utiliser. Même si le budget 2014 est respecté au chiffre près, et même si le discours interdira de remettre en cause la LPM, la vérité de l’exécution conduira à l’érosion habituelle au fil des mois, camouflée sous un report de charges croissant en fin d’année.
D’un autre côté, la rigidité des dépenses ne laisse aucune marge de manœuvre sur le poste des rémunérations et autres charges sociales, déjà insuffisamment doté en construction budgétaire, comme sur celui des dépenses de fonctionnement (activités courantes et opérationnelles, entretien des matériels et du personnel), mis à mal depuis des années (bien avant le Livre blanc de 2008) et qui conduit aujourd’hui à la paupérisation visible de nos formations et unités[2]. Ne restent que les investissements (infrastructure, programmes d’armement, etc.) comme… d’habitude ! Avec leurs lots habituels de recul, de retard, d’étirement, de procrastination décisionnelle : atermoiements, temporisation, compléments d’étude, etc. La seule marge opératoire, à l’écoute des auditions des chefs d’état-major devant les commissions de défense – et, on les croit volontiers – demeure l’arrêt ou l’abandon de programmes et donc, la perte des capacités opérationnelles associées et toutes leurs conséquences pour notre défense et nos ambitions de politique étrangère.
Pour conclure cet article un tant soit peu technique, la mobilisation générale au profit de la préservation des capacités budgétaires de la défense semble un évènement inédit dans l’histoire contemporaine de l’après-guerre froide. Il serait souhaitable que le pouvoir politique reprenne enfin la maîtrise de l’action publique et la main sur la caste de fonctionnaires qui arme la structure administrative qui « gère » la France au quotidien et qui a conduit la dette publique vers les sommets que nous lui connaissons aujourd’hui… Ce résultat devrait rappeler à l’humilité ceux qui donnent des leçons de bonne gestion au ministère de la défense, sans trop vouloir connaître sa finalité et ses spécificités qui en font une « administration » hors du champ commun.
[1] Mds€ = Milliards d’euros et M€ = Millions d’euros.
[2] Parfois cachée sous l’alibi d’une nouvelle politique vertueuse, comme celle de l’emploi et de la gestion des parcs (PEGP) mise en œuvre au sein de l’armée de terre, qui ne sera jamais qu’un pis-aller, mais qui reste aujourd’hui indispensable…