A quelques semaines d’intervalle, les victoires électorales (certes relatives) des partis favorables à l’indépendance de la Catalogne et de la Corse interrogent. Alors que la mondialisation triomphante rend les vieux Etats-nations presque trop petits pour peser face aux monstres que sont les Etats Unis, la Chine ou l’Inde, le désir d’indépendance de si petites entités semble correspondre au mieux à un romantisme décalé, prurit d’une identité fantasmée et d’un passé révolu ; au pire, à un égoïsme à courte vue de populations que l’histoire récente a placées dans une situation économique faste (c’est le cas de la Catalogne, mais aussi de la « Padanie », et de l’Ecosse).
Cette façon de voir les événements, qui infantilise avec bonne conscience les populations concernées (« Décidément incorrigibles, ces Catalans et ces Corses… Mais il faudra bien qu’ils redescendent sur terre ! ») permet d’éviter de s’interroger sur les raisons objectives du rejet par ces régions des Etats qui sont leurs « suzerains ».
Il faut donc prendre un peu de distance, et faire l’effort d’écouter avec une oreille attentive et bien disposée, les « doléances » (comme celles que les provinces d’ancien régime faisaient remonter aux Etats Généraux), pour tenter de comprendre ce que veulent dire les électeurs. On perçoit alors des préoccupations que la gouvernance étatique ne sait pas résoudre. Ces questions étaient jusqu’alors mineures par rapport au projet démocratique et social que portaient les Etats-nations, elles deviennent désormais centrales et obsédantes, à force d’être irritantes.
Ainsi, on peut comprendre qu’une partie grandissante de l’électorat en arrive à penser qu’une gouvernance plus proche des problèmes, et de plain-pied avec la culture locale, serait plus efficace. En quelque sorte, après avoir essayé différents partis nationaux sans que les problèmes ne trouvent de solutions, les électeurs décideraient de changer de braquet et de les congédier tous, en renversant la table. L’aspiration à l’indépendance serait la version « géographique » du dégagisme que la France a connu en 2017, et dont le Brexit et l’élection de M. Trump sont les versions anglo-saxonnes.
Parmi ces questions non résolues : l’accès au logement. On ne peut guère imaginer, quand on n’a pas vécu dans une région touristique, combien il est irritant d’avoir à dépenser des sommes importantes et croissantes pour se loger, alors que nombre de maisons somptueuses et jouissant des meilleurs emplacements restent onze mois sur douze avec des volets clos. Cette irritation, transmise au pouvoir central à de multiples reprises et de différentes manières, ne recueille même pas une oreille attentive. Pour un décideur parisien, ou madrilène, il est difficile d’imaginer combien l’hébergement touristique vient cannibaliser le logement disponible et peser sur les prix du logement ; de comprendre combien ce phénomène entretient l’inflation des prix immobiliers et l’éviction des autochtones des centres-villes ; et enfin, d’imaginer l’amertume que tout cela engendre.
De la même façon, les cultures locales (et les langues locales) sont généralement traitées par le pouvoir central, comme une manifestation pittoresque, folklorique et un brin archaïque d’arts ou d’expressions appartenant à un monde disparu. Cela a de quoi irriter des populations attachées à leurs traditions, qui, après tout, en valent d’autres. Pourquoi la sardane catalane serait elle moins digne d’intérêt que le rock mondialisé?
Autre exemple : l’histoire locale, qui est systématiquement ignorée au profit de la vraie Histoire, c’est-à-dire de l’histoire nationale. Non pas que les Catalans, les Corses ou les Ecossais mépriseraient l’histoire de l’Espagne, de la France ou du Royaume-Uni. Mais, après tout, les histoires locales ont de quoi rendre fières les descendants de ces brillantes civilisations, et on comprend leur amertume à voir ces histoires régionales sous estimées, voire niées par l’état central. Ainsi, les Pictes ont été parmi les rares peuples à repousser les légions romaines. Ainsi, la constitution corse de Pascal Paoli a été la première constitution écrite des temps modernes. Ainsi, selon Braudel, le XVe siècle aurait été « le siècle catalan », et aurait vu l’hégémonie de Barcelone sur le bassin occidental de la Méditerranée.
On pourrait multiplier ainsi les exemples de questions qui, à force de ne pas être comprises ou prises en compte par les instances nationales, cristallisent le sentiment que ces instances ne servent à rien. Et, par moments, l’exacerbation des problèmes peut conduire à rejeter en bloc le système national, et à la conviction qu’il vaut mieux en changer.
En vérité, ces difficultés illustrent le défi que lance la mondialisation, qui impose brutalement ses modes, ses fonctionnements, sa grammaire et ses règles, aux Etats nations conçus au XIXe siècle. A cette époque, on ignorait l’avion et Internet. Les Etats disposaient alors du temps et de l’énergie nécessaires pour accommoder les questions locales avec doigté et efficacité, et pour transformer progressivement les ressortissants des différentes provinces en citoyens accomplis de la nouvelle Nation. Cette époque est derrière nous, et comme il faut désormais aller vite, les décisions nationales négligent bien souvent les particularismes locaux : ce ne sont pour les décideurs nationaux que quelques « dégâts collatéraux »…
Mais, face à ce défi d’adaptation, la voie séparatiste serait probablement « une mauvaise réponse à une bonne question ». La réponse correcte serait, en fait, de réformer la gouvernance nationale de façon à prendre en compte les problèmes quotidiens et locaux, les histoires locales, les cultures locales. Tout en conjuguant cela avec la marche générale du pays, et avec ses valeurs fondamentales, lesquelles demeurent largement partagées.
Il ne faut en effet pas jeter le bébé national avec l’eau du bain régional. Il y a d’ailleurs fort à parier que des micro-Etats nouveaux se débrouilleraient moins bien avec la mondialisation que ne le font les Etats historiques, puissants, organisés, aux solides traditions juridiques et démocratiques. Mais il devient désormais urgent d’adapter la gouvernance afin de sortir du « one size fits all ».
Un surcroit d’autonomie n’est probablement pas la solution. Les expériences de décentralisation en France, d’autonomie en Espagne, ou de dévolution au Royaume-Uni n’ont guère amélioré la gouvernance, ni éteint les revendications locales. Il faut donc chercher d’autres pistes. Parmi celles-ci, deux semblent à privilégier.
En premier lieu, la déconcentration. Pourquoi ne pas donner une part significative du pouvoir réglementaire aux représentants de l’Etat sur le territoire, afin d’adapter au mieux la loi nationale aux circonstances locales ? « On ne gouverne bien que de loin, on n’administre bien que de près » disait Napoléon. Or, la décentralisation se propose, elle, de gouverner de près….
En second lieu, la participation citoyenne. Nos concitoyens ont soif de prendre leur part aux décisions qui les concernent. Toutes les expériences ont montré que loin de dériver vers des solutions irresponsables et budgétivores, les options que retiennent les citoyens consultés et dument informés sont quasiment toujours innovantes, courageuses, et économes des deniers publics.
Il est vrai qu’explorer hardiment ces pistes requiert le courage politique de prendre de front le petit monde des élus locaux, lesquels ont accrédité l’idée que seule l’élection locale donnait la légitimité nécessaire pour prendre les décisions communes. Mais comme il en va désormais de la survie de l’Etat, peut être retrouvera-t- on l’énergie nécessaire pour explorer des voies nouvelles…