Le XVIIe siècle et, plus encore le XIXe siècle ont été des siècles mécaniciens. Les savants avaient élaboré les théories explicatives du mouvement des objets, par des jeux de forces et d’interactions ; les techniciens avaient mis au point les machines, qui, par poulies, leviers et engrenages, communiquaient le mouvement et la force, et permettaient de façonner la matière. Nos systèmes de gouvernance, élaborés pour l’essentiel à cette époque, reflètent cette vision mécanicienne de l’univers. Il y est question de causes et d’effets, de problèmes et de solutions : l’organisation de la société, verticale, reçoit des impulsions d’« en-haut » (les lois et les règlements), qui se communiquent par des poulies et des engrenages (les administrations) aux citoyens. Ici, les citoyens sont, comme les « corps » auxquels s’intéresse la mécanique, perçus comme des objets équivalents et passifs. Seule compte leur masse et leur volume. La structure des pouvoirs elle même est vue comme un savant équilibre de forces et de contre-forces (checks and balances).
La physique des particules, qui s’est développée au cours du XXe siècle, offre un autre paradigme. Une de ses principales équations, le principe d’incertitude d’Heisenberg, énonce (en simplifiant) que le produit de l’incertitude sur la position d’une particule par l’incertitude sur sa vitesse est supérieur à une constante. Dit autrement, plus on connait avec précision la position d’une particule, moins on connait les paramètres de sa vitesse (où elle va et avec quelle vitesse). Et réciproquement. En fait, en mécanique quantique, les notions de « position d’une particule » ou de « vitesse d’une particule » n’existent pas. On ne connait que des probabilités concernant ces deux grandeurs. D’où la représentation en « nuage » de l’atome d’hydrogène de nos cours de physique de terminale, qui est la façon la moins fausse de représenter la réalité…
Appliqué au fonctionnement d’une organisation bureaucratique, le principe d’Heisenberg s’applique assez bien : il est facile de constater que le chef de service qui, à tout instant, veut savoir ou en est chaque dossier, ralentit fortement la progression desdits dossiers ; c’est pourquoi on dit souvent que le management moderne implique d’adopter une certaine dose de flou dans la conduite d’une unité de travail.
De la même façon, concernant la gouvernance d’un pays, le principe d’incertitude devrait nous amener à regarder la société autrement. La gouvernance ne se résume pas à l’action des lois, et du gouvernement sur la pâte inerte que constitue « le peuple » afin de faire aller ce dernier dans la direction souhaitée, ce qui était la façon de voir des siècles passés .
Du point de vue de la mécanique quantique, la gouvernance peut être définie comme l’art de faire fonctionner de façon cohérente, 65 millions de particules dont on ne connait ni ce qu’ils sont, ni ce qu’ils font (leur position et leur vitesse). De plus, si on est démocrate, on doit s’interdire de modifier de façon volontariste, la « position » ou la « vitesse » de ces « particules ». Il faut donc renoncer à aborder les questions qui se posent à une société humaine de façon universelle et intemporelle, et se contenter de définir les grandes lignes, en laissant à des autorités de terrain, le soin et la responsabilité d’apporter des solutions hic et nunc aux problèmes concrets.
En allant même un peu plus loin, la mécanique quantique nous incite à rechercher du coté des mécanismes d’auto-organisation, les contours d’une gouvernance pour le XXIe siècle. En effet, les particules, instantanément, s’adaptent à un changement de champ électrique ou magnétique, et modifient leurs interactions. De la même façon, dans une société où l’information circule parfaitement, ce qui sera probablement le cas dans quelques années, les citoyens-particules pourront trouver spontanément leurs équilibres optimums. Qu’il s’agisse de transport (le covoiturage), de développement de projets (le crowdfunding), d’alimentation (le mouvement des AMAP), et de bien d’autres activités humaines, on pressent que la révolution du numérique permettra aux acteurs de la société de mettre en place, au plus près, l’organisation la plus efficace , et la plus satisfaisante pour tous et pour chacun. Le temps n’est plus à l’Etat souverain, capable de comprendre tous les besoins, et d’imposer en majesté les solutions uniformes à l’ensemble du corps social. A vrai dire, cette organisation héritée du passé montre, avec le recul, son caractère fruste et ses réponses sommaires. A sa décharge, la période qui a vu la construction des institutions actuelles était une période de fer et de sang, où la survie des individus et des nations était remise en jeu chaque jour ; cette époque rude n’autorisait guère la subtilité et ne s’attardait pas sur les malheurs individuels.
Le rôle de la gouvernance sera désormais différent. A l’instar du changement de champ magnétique ou électrique, il s’agira dorénavant pour l’appareil de gouvernance de faire passer les signaux qui intéressent l’ensemble du corps social, et de le faire efficacement, afin d’entrainer les changements souhaitables. Pour prendre l’exemple – actuel et bien réel – du réchauffement climatique qui menace la planète, il faut, chacun le sait, réduire l’émission des gaz à effet de serre. La responsabilité de l’Etat, en approche « mécanique quantique », consiste à faire passer ce signal à l’ensemble des citoyens (« à créer un champ électromagnétique nouveau »). Il est donc de son rôle de décider, par exemple, de taxer fortement les rejets dans l’atmosphère, ou encore la consommation de carburants fossiles. En revanche, il doit s’interdire de fournir les solutions qu’il convient d’apporter face à cette donne nouvelle. Celles-ci seront à rechercher hic et nunc par les citoyens eux-mêmes, l’Etat faisant confiance à leur capacité d’adaptation et d’organisation.
Le bon docteur Queuille, personnalité insubmersible des IIIe et Ive Républiques, avait pour maxime favorite, lorsqu’il parlait de politique : « Il n’y a point de problème si ardu qu’une absence de solution ne contribue à résoudre ». Il ne faut pas rire : et si le Président Queuille avait pressenti, avant les autres, que la gouvernance échapperait de plus en plus aux « gouvernants », et serait de plus en plus affaire d’auto-organisation ?