L’homme – ou la femme – de pouvoir aime généralement tout contrôler. Ceci est observable dans la vie de tous les jours : nous avons tous connu un chef de service prétendant décider de tout, même (et surtout ?) les plus infimes détails. L’Histoire fourmille d’anecdotes qui montrent comment les rois, et autres despotes, ont pu soumettre à leur auguste approbation toutes les décisions. On raconte par exemple que Napoléon rédigea les statuts de la Comédie française, un soir d’ennui, dans un Kremlin conquis et désert.
Ceci porterait à sourire si les conséquences de ce comportement – qui perdure ! – n’étaient aujourd’hui tragiques. Deux circonstances nouvelles ont en effet changé du tout au tout ce qui ne représentait, au fond, qu’un caprice tolérable.
Tout d’abord, la généralisation d’un niveau d’études élevé au sein de la population modifie radicalement le rapport entre les « chefs », et le reste de la troupe. Il existait depuis la plus haute antiquité un équilibre tacite entre les quelques lettrés (les scribes de l’Egypte ancienne, les clercs du moyen-âge, les mandarins de la Chine impériale, etc.) et le peuple : les premiers décident parce qu’ils ont la connaissance et qu’ils maitrisent la communication, et les seconds exécutent des décisions qu’ils n’auraient de toutes façons pas su prendre. Cet équilibre, jadis « gagnant-gagnant », devient désormais intenable, dans une société mieux formée et surinformée.
En second lieu, l’irruption très rapide des technologies de l’information et de la communication, dans des organisations hiérarchisées dont les schémas de fonctionnement sont hérités du XIXe siècle, a accru considérablement les possibilités techniques de concentration du pouvoir. La puissance du traitement de l’information, et l’instantanéité de sa transmission, font que le dirigeant d’aujourd’hui peut connaitre à tout instant ce qui se passe dans son organisation (grâce au reporting, aux tableaux de bord, etc.) et prendre toutes les décisions, sans bouger de son bureau.
Il y a donc deux forces puissantes qui tirent en sens inverse. D’un coté les individus (les citoyens, les salariés, etc.) veulent de plus en plus être les acteurs de ce qui les touche. De l’autre, les moyens techniques permettent de concentrer le pouvoir au sommet. L’évolution de ce rapport de forces a plusieurs conséquences, toutes préoccupantes :
La première tient à l’efficacité. Tous les travaux récents sur les grandes organisations montrent que le management le plus efficient est celui qui délègue à de petites unités des possibilités de décision accrues. En effet, les décisions, prises au plus près des réalités, sont plus pertinentes ; la motivation des équipes est doublée par rapport à celle qui prévaut dans une organisation bureaucratisée et déresponsabilisée. Cependant, le dirigeant autocrate pense, avec bonne foi, que la décision qu’il prend lui même est la meilleure : un ego copieusement développé fait généralement partie de la personnalité du dirigeant d’une grande organisation…
La deuxième conséquence est organisationnelle. Lorsque toutes les décisions sont prises au sommet, l’encadrement supérieur et intermédiaire devient une simple courroie de transmission. L’organisation (et son patron !) privilégiera donc les profils correspondant à ce fonctionnement, besogneux, et fidèles, au détriment de personnalités plus affirmées et d’intelligences plus créatives.
Les administrations publiques n’échappent pas à ce phénomène. En ce qui les concerne – et c’est donc un problème de gouvernance on ne peut plus actuel – le risque est bel et bien de concentrer les décisions au sommet, ce qui signifie, dans le meilleur des cas, la domination d’une élite auto-recrutée et endogame (les Italiens parlent de la « Caste »), et dans le pire, le passage à une dictature 2.0. , ultramoderne, douce mais implacable, telle celle imaginée par George Orwell.
Enfin, le principal risque tient à la résilience de l’organisation, et donc à sa survie. Même si l’on suppose que les décisions prises par le sommet sont intrinsèquement meilleures que celles prises par des échelons déconcentrés, cela conduit inévitablement à une structure qui possède la rigidité du cristal mais aussi sa fragilité. Un événement imprévu peut faire exploser l’organisation, sans qu’elle ne sache réagir pour poursuivre son action. Les exemples abondent dans l’Histoire d’organisations puissantes, mais centralisées, incapables de se relever d’un accident non anticipé : l’Invincible Armada, la ligne Maginot en sont deux exemples fameux.
C’est pourquoi le choix des hommes chargés de l’encadrement supérieur et intermédiaire peut prendre une importance cruciale. En fonctionnement ordinaire (écoulement « laminaire », dit-on en mécanique des fluides), il peut suffire de disposer de collaborateurs frustes, obéissants, et connaissant bien les procédures à appliquer. En cas de crise, ou simplement de situation inhabituelle (écoulement « turbulent »), il est indispensable que les hommes amenés à prendre des décisions de terrain aient une certaine profondeur de réflexion, et une personnalité leur permettant de sortir des routines apprises, et des instructions reçues. On cite souvent le cas de Grouchy, qui ayant reçu de l’Empereur l’ordre de poursuivre l’armée prussienne plein Est, ne dévia pas des consignes alors même que le bruit de la canonnade montrait clairement que la bataille faisait rage à l’Ouest. On cite aussi le cas de ce chef local de partisans français qui, ayant investi Monaco en 1944, prit contact avec De Gaulle pour lui demander s’il fallait annexer la principauté ; de Gaulle refusa, en pestant : « Il n’aurait pas dû me le demander ! J’ai été obligé de refuser…».
La période actuelle nous place à cet égard dans une situation qui promet d’être difficile pour la gouvernance publique: cinquante années d’un fonctionnement somme toute paisible, pendant lesquelles gouverner signifiait durer, ont amené aux responsabilités tant électives qu’administratives, des individus aptes à reproduire les solutions éprouvées, et à fidèlement transmettre les problèmes au niveau supérieur pour instructions. La période qui s’ouvre promet d’être singulièrement plus agitée et imprévisible. Elle nécessiterait, en tout lieu de décision, des hommes aptes à comprendre les problèmes dans toutes leurs dimensions, à concevoir les solutions novatrices envisageables, et suffisamment audacieux pour les mettre en œuvre. Aussi bien l’efficacité que la démocratie l’imposent. Il reste à définir comment permettre l’éclosion de ces talents-là, plutôt que de se résigner à l’impérium de collaborateurs zélés d’une organisation dépassée servant un modèle archaïque.
Xavier d’Audregnies