Introduction : une leçon de Confucius
On demandait un jour à Confucius :
– Maitre, quelles conditions faut-il réunir pour qu’un pays vive dans la paix et la prospérité ?
– J’en distingue trois : des armes en suffisance, assez de vivres et la confiance du peuple en son gouvernement.
– Et s’il fallait n’en garder qu’une ?
– C’est assurément la confiance du peuple en son gouvernement.
Trois exemples vont illustrer comment et pourquoi un peuple fait (ou non) confiance à ses dirigeants. Les deux suivants en tirent les modernes leçons.
1. La longue solidité de l’ordre féodal.
Pendant plus d’un millénaire, entre la fin de l’organisation impériale romaine et sa propre fin précipitée en 1789, l’Europe a vécu sous une organisation sociale étonnamment stable : l’ordre féodal. Dans cette organisation, chaque portion du territoire est la propriété du seigneur local, lequel possède tout à la fois la terre et les paysans.
La stabilité et la durée de cette organisation sociale sont d’autant plus remarquables qu’elle s’accompagnait d’une violence quotidienne et d’une inégalité forte, profonde, et irréductible entre deux catégories : les nobles et les serfs. Mais les paysans-serfs sont, infiniment plus nombreux que les nobles. Il est donc étrange qu’à part quelques jacqueries ici ou là, cet édifice n’ait pas été réellement remis en cause.
Il faut peut-être, pour tenter de comprendre, se représenter ce qu’est la guerre à l’époque, et comment les paysans la vivent. D’une part, la guerre est un état permanent. Les armées d’un seigneur cherchent fréquemment à envahir les terres des seigneurs voisins, engendrant rapines, viols et meurtres : il est en effet d’usage que les armées vivent « sur » le pays. S’y ajoutent les bandes armées non contrôlées, qui, vivant du pillage, sévissent partout dans le pays.
D’autre part, il faut se représenter ce qu’est une bataille à l’époque. Cela relève plus d’une mêlée confuse, dans laquelle le soldat à pied, pauvre bougre mal équipé qui, la veille encore, travaillait son champ, cherche avant tout à remporter son combat singulier face à l’adversaire qui se trouve être là, et qui a autant la frousse que lui : pour chacun d’eux, il s’agit d’une simple question de survie. Dans ces conditions, l’apport des chevaliers (les nobles) était décisif. Un chevalier valait bien dix manants. De fait, bien nourri, bien entrainé, bien armé, et à cheval, il pouvait à lui seul faire beaucoup de dégâts dans la piétaille adverse. Le chevalier était en effet un vrai professionnel de la guerre. Dès son jeune âge, il apprenait à se servir de toutes les armes disponibles à l’époque, et il subissait un entrainement physique intensif et de longue durée. Le « mental » était lui aussi entraîné à la même hauteur : le code d’honneur de la chevalerie (courage, loyauté, refus de la défaite, mépris de la mort,…) constituait une forme de conditionnement psychique au combat. Le chevalier était ainsi fabriqué comme une machine de guerre à lui tout seul. En quelque sorte, les chevaliers étaient à l’armée du moyen-âge ce que sont les forces spéciales (« Rambo ») à l’armée moderne.
On comprend dès lors pourquoi il était utile au peuple de disposer de tels atouts protecteurs. Avoir un guerrier de cette trempe avec soi était représentait une assurance-vie qui valait bien quelques sacrifices. Et après tout, en des temps aussi troublés, quoi de plus précieux que la vie ? La légitimité de la noblesse venait donc de sa capacité guerrière proprement hors du commun, et la confiance du peuple en ses dirigeants en découlait fort logiquement. Aussi longtemps que les seigneurs acceptaient de se sacrifier en combattant pour « leur terre » et « leurs gens », l’ordre féodal a perduré.
2. La brusque fin de la noblesse
Lorsque Louis XIV décide, pour calmer la noblesse turbulente et volontiers rebelle (la Fronde vient de se terminer), de l’entretenir à ses frais à la cour de Versailles, il supprime – peut être consciemment ?- le lien séculaire qui unissait la noblesse au peuple, ou plutôt, chaque noble à son peuple. Ce faisant, la légitimité de l’aristocratie était vouée à disparaitre.
Quand, dans la période précédente, le seigneur levait l’impôt et demandait la corvée – et il avait parfois la main lourde -, le paysan y trouvait quelque légitimité. C’était en échange d’une protection pour laquelle le seigneur n’économisait ni sa sueur, ni son sang.
Le pacte était désormais rompu, entre le paysan qui trimait toujours autant, et le seigneur emperruqué et enrubanné, qui était désormais incapable de se battre. Les Turenne, les Condé, et quelques autres ont encore montré leur vaillance et leur utilité à la guerre, mais les courtisans de Louis XV en étaient déjà devenus largement incapables.
De plus, le progrès technique fit que la bataille devint de plus en plus une affaire d’armes à feu, et de moins en moins de force physique. La bravoure devenait désuète, inutile, et ridicule. La Révolution sanctionna donc naturellement la perte de légitimité et d’utilité de la noblesse.
3. L’unification de la France : un transfert de confiance
De fait, le ver était largement dans le fruit. La conquête lente et patiente de leur territoire par les rois de France avait déjà largement miné l’utilité marginale des seigneurs locaux.
En effet, pour le paysan, ce qui comptait en définitive, c’était la qualité de la protection assurée, plus que la fidélité à une famille, fût elle liée au terroir depuis des siècles. En termes de protection, l’armée du duc de Bourgogne valait mieux que celle du seigneur de Corbigny… Et donc, l’armée du roi de France (« l’Ost de France », célébré par les chroniques !) était préférable à toutes les autres : plus nombreuse, plus puissante, mieux armée, plus présente aussi grâce à sa position centrale.
Il ne faut donc pas s’étonner que, en dépit de malgré l’extrême hétérogénéité de la France d’ancien régime, les populations aient spontanément et massivement adhéré à l’idée de France, et soient devenus « français » avant même que le royaume ait été bien assis. Il ne faut pas voir ailleurs que dans cette assurance-vie complémentaire, les manifestations spontanées d’enthousiasme que déclenchait le Roi sur son passage (« Vive notre bon roi ! »). Ajoutons que les rois ont habilement « joué le coup » : la justice royale était plutôt plus équitable que la justice seigneuriale, les impôts royaux plutôt moins lourds, et la soldatesque plutôt moins brutale. Le transfert de légitimité et de confiance était fait.
4. La crise de confiance actuelle en France
A la lumière des expériences passées, on décode mieux la crise de confiance qui frappe les partis de gouvernement qui se succèdent au gouvernement de la France : leur légitimité n’existe tout simplement plus, car ils ne savent pas protéger la population des périls actuels, voilà tout !
Les périls de notre époque s’étalent pourtant à la vue de tous : paupérisation croissante (les clochards pullulent, alors qu’ils avaient disparu en 1970 ; le dixième de la population vit sous le seuil de pauvreté ; etc.), la précarité (80% des embauches sont en CDD), l’insécurité, la violence, la drogue, l’incivilité, l’immigration non contrôlée qui réveille des peurs anciennes, etc.
Vus de Sirius, les partis traditionnels donnent l’impression depuis 30 ans de ne pas avoir changé, ni de grille d’analyse, ni de solutions pour s’attaquer à ces questions. Le libéralisme économique et le libre échange fournissent l’horizon indépassable de la politique économique et l’Europe (celle qui est le produit des constructions approximatives et précaires des 50 dernières années) constituerait la seule voie possible…
Il n’y a guère que sur les moyens que les uns et les autres font varier le curseur, la plupart du temps dans le même sens : une nouvelle politique de la sécurité signifie que l’on accroît le nombre de policiers ; une nouvelle politique de l’éducation signifie que l’on accroît le nombre d’enseignants ; une avancée de la démocratie signifie que l’on accroit le nombre d’élus…. Et pourtant , on sait, par des travaux de recherche et des exemples étrangers, que l’on peut développer une politique de sécurité active, moins onéreuse, en s’appuyant davantage sur la population ; que l’on peut s’appuyer sur les travaux, désormais solides, en sciences cognitives et sur les nouveaux supports informatiques pour imaginer une autre façon d’apprendre, moins coûteuse ; que l’on connait aujourd’hui les limites de la démocratie représentative et qu’on sait l’appétit des citoyens pour décider eux-mêmes de ce qui les regarde.
Il est difficile de comprendre pourquoi les partis de gouvernement s’entêtent dans des solutions qui ne marchent pas ! « On a tout essayé » disait un Président dans les années 80. « L’Etat ne peut pas tout », affirmait un premier Ministre des années 2000. Dès lors, une question légitime se pose : s’agit-il de paresse intellectuelle, de difficulté à entrainer les populations hors des façons de faire traditionnelles, ou plus brutalement, de confort et d’intérêt des classes dirigeantes à ne rien changer ?
Paresse intellectuelle ? Certainement… Il est en effet difficile de promouvoir des solutions nouvelles, alors qu’on se retrouve aux postes décisionnels à un âge où, en général, on aspire au confort, et où on fait confiance aux solutions éprouvées.
Difficulté à faire comprendre à l’électeur de base un message entièrement nouveau ? Cette raison est souvent brandie par les élus. Pourtant, ils devraient savoir qu’un de leurs rôles est précisément la pédagogie pour expliquer le bien-fondé de leurs propositions. Ils devraient également regarder, sur le terrain, l’incroyable diversité des solutions imaginées, à leur niveau, par les citoyens pour s’organiser collectivement (échange de services, covoiturage, AMAP, CouchSurfing, crèches collectives, microcrédit, engagement dans l’humanitaire, etc.), et en conclure que les gens sont bien davantage que prêts à essayer des propositions nouvelles que les élus ne l’imaginent.
Confort que procure aux élus le statu quo ? Cette troisième raison, si elle n’est pas la plus importante, est probablement celle qui pèse le plus sur le discrédit et l’illégitimité des élites. Quand le peuple apprend que les 5% les plus riches de la population ont continué à s’enrichir pendant la crise ; que nombre d’élus gagnent, tout compris, bien plus de 5 000 € par mois, et qu’ils refusent catégoriquement de rogner sur leurs privilèges (montant des indemnités, cumul des mandats et des fonctions, nombre d’élus, accumulation de postes inutiles et rémunérés, etc.) ; que l’on voit, par une multitude d’exemples, que le pouvoir politique, le pouvoir économique, et le pouvoir informationnel ont partie liée, comment pourrait-il, le peuple, ne pas penser que les sacrifices qu’on lui impose profitent aux élites ?
Entre les aristocrates poudrés de la fin du XVIIIe siècle et nos modernes dirigeants, la comparaison est saisissante. Aux perruques près, ce sont les mêmes : même refus de voir les difficultés croissantes du peuple, même incapacité à trouver des solutions nouvelles à des difficultés nouvelles, et même aveuglement sur leur propre légitimité…
5. La construction européenne.
Lorsque l’Europe commença sa lente construction, elle souleva un lourd scepticisme. L’Europe, pourquoi faire ? Les Etats-nations existants apportaient bien suffisamment de diversité et de grandeur ! (souvenons-nous qu’en 1950, un Français ne sortait bien souvent de son canton natal que pour aller au régiment…). Et puis, il y a l’Empire colonial ! Quel besoin donc d’organiser des choses avec des gens qui ne parlent pas la même langue que nous, et chez qui nous n’irons donc jamais ?
Puis progressivement, l’Europe montre son utilité. La paix est désormais assurée, on le voit puisque le chancelier allemand embrasse notre héros national, et que l’Allemagne donne maints gages de bonne volonté. L’économie aussi s’en trouve bien : la croissance, vive, de l’après- guerre, devient dans les années 60, supérieure dans l’Europe des Six à ce qu’elle est en Grande Bretagne.
Il y eut donc, au détour des années 70-80, une espérance et un enthousiasme des peuples en faveur de l’Europe, qui portait la promesse d’un avenir bien meilleur que celui qu’auraient pu procurer les vieux Etats- nations.
Puis la machine s’est grippée (la faute à un élargissement trop rapide et non maîtrisé ?), l’élan s’est brisé et la foi en l’Europe s’est étiolée. La dernière fois que l’Europe a été triomphante, c’est lorsque Jacques Delors a fait pencher la balance, au moment lors de l’adoption de l’Acte Unique, en assurant : « l’Europe, c’est un point de croissance de plus chaque année ! ». Promesse non tenue, bien entendu…
Le problème actuel de l’Europe est tout simplement une question de légitimité et donc d’utilité. De la même façon que le pouvoir royal apportait plus de garanties de sécurité que le pouvoir seigneurial, il faudrait, pour asseoir sa légitimité et obtenir la confiance des citoyens, que l’Europe apporte plus de sécurité que n’en procurent les Etats.
La sécurité des citoyens aujourd’hui ne se mesure pas face au péril de la guerre, mais face au péril économique : qui me protège du chômage ? De la pauvreté ? Du déclassement ? Sur ce point, il est évident que l’Europe est défaillante : elle regarde se mettre en place sans réagir (voire elle propose) des protections moindres que celles qui existaient dans les Etats membres… Où est le droit du travail européen ? Le SMIC européen ? La protection sociale européenne ? Quelles sont les protections vis-à-vis des concurrents extérieurs ?
Le reste n’a, si l’on peut dire, que peu d’intérêt. Davantage de démocratie ? Oui, ce serait mieux. Davantage d’Etats-membres ? Pourquoi pas. L’exécutif doit-il revenir à la Commission ou bien au Conseil ? Il faudra bien un jour en rediscuter. Toutes ces questions sont importantes et légitimes, certes. Mais il n’en reste pas moins que l’Europe ne retrouvera son élan que si les peuples y voient un intérêt direct ; que si, en définitive, ils y trouvent leur compte en termes de sécurité accrue face à la mondialisation. En ce sens, ceux qui proclament qu’il ne faut pas avoir peur de la mondialisation, et qu’il faut au contraire s’y adapter, sont soit hypocrites, soit non-menacés, soit, plus probablement, les deux à la fois. En tous cas, ils détruisent avec force et constance l’idée européenne.
Xavier d’Audregnies