La loi du 23 mars 2012, et surtout son décret d’application du 30 avril (dit décret « nominations équilibrées ») créent une situation qui va à l’encontre des principes qui régissent la vie sociale en France.
Le décret « nominations équilibrées » prétend obliger les ministères à ce que les nominations aux plus hautes responsabilités de l’Etat (préfets, ambassadeurs, recteurs, commissaires, directeurs, etc.) soient, à l’horizon 2018, « équilibrées », à savoir que les flux de nominations ne comportent pas moins de 40 pour cent de personnes de chaque sexe.
La loi du 23 mars 2012 a été votée à une large majorité, droite et gauche confondues, sous une législature « de droite ». On pouvait raisonnablement penser que c’était la surenchère électoraliste (la loi a été votée moins de deux mois avant l’élection présidentielle) qui avait provoqué un tel unanimisme de bien-pensance, et que le nouveau gouvernement issu des urnes après l’épisode électoral de mai-juin 2012, gommerait avec sagesse les excès de ces textes. C’est le contraire qui s’est passé : le gouvernement, de gauche, dirigé par Mr. Jean-Marc Ayrault a fait sien le texte et a, au contraire, prétendu en tirer toutes les conséquences : il a, par deux circulaires prises au cours de l’été 2012, précisé les conditions pratiques de réalisation des objectifs de nominations par les ministères.
Or ces textes sont absurdes, dangereux, iniques, et probablement inconstitutionnels.
Il est en effet absurde de vouloir, chaque année, et sur de faibles nombres, promouvoir autant de femmes que d’hommes. Dire que, statistiquement, les femmes ne sont pas moins intelligentes (compétentes, fiables, etc.) que les hommes est une vérité scientifique incontestable. Dire que c’est également le cas sur de faibles échantillons (chaque ministère promeut environ une dizaine de personnes par an aux postes de haute responsabilité) devient irrationnel. Sur de si petits nombres, retrouver année après année une proportion constante de 60/40 tiendrait du miracle statistique…
Absurde également de vouloir que dans chaque ministère, les équipes dirigeantes soient, à toute force, mixtes. Qu’importe si dans tel ministère, on trouve majoritairement des hommes et dans tel autre, majoritairement des femmes ! L’important est que chacun puisse accéder de façon normale et « à la régulière » aux postes auxquels ses talents et son travail lui permettent de postuler.
Absurde, enfin, l’idée même de quotas, et dangereuse. A partir d’une constatation incontestable (les femmes représentent la moitié de la population), on veut en tirer une conclusion fausse (il faut autant de femmes que d’hommes aux postes de direction). Cette idée de proportionnalité est de surcroit probablement dangereuse pour l’idéal républicain. En effet, pourquoi ne pas revendiquer, avec la même forme de syllogisme, que, puisqu’il y a 10 pour cent de personnes aux yeux bleus dans la population, il faut qu’il y en ait autant parmi les préfets ; et parmi les ambassadeurs, et parmi les recteurs ; et ainsi de suite… Raisonnement à poursuivre avec les grands (plus d’1,90m) et les petits (moins de 1,60m) ; à continuer en s’appuyant sur la fréquence du nom de famille (puisque Martin est le nom le plus courant, ce doit être le nom le plus représenté chez les préfets et les ambassadeurs, …) ; puis en retenant la proportion entre les Bretons et les Lorrains ; et pourquoi pas entre les Blancs et les Noirs…. Ce sont pourtant les revendications qui fleuriront si on laisse ces textes anti-républicains produire leurs fruits vénéneux !
Ceci va, à l’évidence, à rebours du message républicain qui s’élève résolument contre une quelconque prédétermination à occuper une place privilégiée dans la société (« Tous les hommes naissent libres et égaux ») ; et de notre vision de la République, qui s’oppose à la constitution de communautés au sein de la société (« la République est une et indivisible »).
Dangereux aussi, de prendre le risque de rallumer la guerre des sexes. La société française, peu à peu, avait admis l’égalité des sexes, et sa conséquence, l’égalité de traitement. Elle en tirait progressivement les conséquences concrètes, mais elle le faisait avec son génie propre. En effet, si la France est en retard sur certains aspects (on parle ad nauseam du faible taux de femmes députés, ou dirigeants d’entreprises, …), elle est en avance sur d’autres. Sait-on, par exemple, que la France est, de longue date, le pays dont le taux d’activité des femmes est l’un des plus élevés au monde, ce qui est le premier pas, évident, vers une vraie autonomie ? Tout simplement parce que, notamment à la différence de l’Allemagne, où le « Küche, Kinder, Kirche » est toujours vivace, les femmes ont bénéficié très tôt d’un consensus social leur facilitant l’activité professionnelle, un des signes mesurables étant le nombre de crèches infiniment plus élevé en France que de l’autre coté du Rhin… La France progresse donc à son rythme, selon ses modalités, et brusquer les choses risque fort d’entrainer un retour de bâton de la part de la fraction la plus rétrograde des hommes. On voit déjà des demandes se faire jour pour une plus grande égalité en matière de garde d’enfants, demandes qui, si elles s’exacerbent, donneront lieu à une revendication en faveur d’une loi exigeant l’égalité statistique : ce serait évidemment absurde, et ferait prendre du retard à la cause de l’égalité…
Le caractère inique du texte est également flagrant. Il est possible que l’un comme l’autre des deux textes soient juridiquement impeccables (les juristes savent parfois trouver des raisonnements défiant le bon sens), il n’empêche qu’ils vont créer une grave rupture d’égalité entre les hommes et les femmes d’un même ministère. Dans les corps fortement masculinisés par l’héritage de l’histoire, l’application aveugle de ces textes donnera une « prime » démesurée aux femmes. Par exemple, en 2012, il y a 20 pour cent de femmes dans le corps des sous préfets. (La proportion est semblable dans le corps diplomatique). Vouloir qu’en 2018, 40% des nominations de préfets concernent des femmes, revient, dans les faits, à distordre artificiellement la promotion à ce grade au bénéfice des femmes. Dit autrement, on crée, sur un critère étranger à la compétence, une rente de situation indue, qui sera, à juste titre, ressentie comme inique par les collègues masculins des femmes promues préfets.
L’iniquité n’est pas à sens unique : les ministères très fortement féminisés verront la même distorsion en sens inverse. Ainsi, la promotion qui intègre en 2012 l’école de la magistrature est féminine à 80 pour cent. Dans 20 ans, lorsque cette cohorte arrivera aux postes à responsabilités, être un homme sera un atout décisif ! …et tout aussi indu que celui qui existe aujourd’hui pour les femmes dans le corps préfectoral ou le corps diplomatique.
C’est ce qui fait douter de la constitutionnalité de ce dispositif. L’article 6 de la DDH énonce en effet : « tous les citoyens, étant égaux aux yeux de la loi, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Il ne semble pas, sauf à créer un sexisme à rebours, que la féminité donne davantage de talents que la masculinité… Il pourrait certes se trouver des juristes arguant de la disposition récente située dans l’article 1 de la constitution (« la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes (…) aux responsabilités professionnelles et sociales »), mais il ne semble pas dans l’esprit du texte constitutionnel d’avoir voulu fixer des quotas pour réaliser cette ambition politique.
Il est probable qu’à bref délai (lors d’une question prioritaire de constitutionnalité, par exemple), le Conseil Constitutionnel aura à trancher ce point. Il sera alors intéressant d’en lire les conclusions ainsi que le raisonnement.
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Le législateur a dû, en reposant sa plume, se rendre compte de l’infaisabilité morale, politique, et pratique de son texte. C’est pourquoi il a prévu que l’obligation de nommer 40 pour cent de femmes à chaque promotion annuelle aux hautes responsabilités serait une obligation… relative.
En effet, pour qu’un texte s’appliquant à la fonction publique soit mis en œuvre, il faut et il suffit, normalement, qu’il soit écrit, signé, et publié. Ne pas l’appliquer revient, en effet, pour un ministre, à se rendre coupable de forfaiture, ou, à tout le moins, de manquement grave à ses obligations. Il n’est, normalement, point besoin d’autre aiguillon.
Or, le décret « nominations équilibrées » prévoit, originalité insigne, que le ministère qui ne s’y soumettrait pas aurait à reverser une contribution au Trésor, proportionnelle au nombre de femmes indûment non-nommées…
Outre qu’il est assez curieux que l’Etat se punisse lui-même, on voit bien que cette procédure porte en elle la solution subreptice à l’impasse créée par le texte. Il suffira, lors de la discussion budgétaire, de rétablir au ministère récalcitrant les crédits correspondant à la contribution prévisible, noyés dans la masse des crédits, et le tour sera joué.
Il est consternant de voir que, par conformisme et pour maximiser l ’ « effet d’affichage », on prend des mesures qui sont de nature à compliquer le problème au lieu de le résoudre…
Xavier d’Audregnies