Que reste-t-il de l’équilibre des trois pouvoirs si chers à Montesquieu ? Et plus spécialement, que sont devenus le pouvoir législatif et son titulaire naturel, le Parlement ?
Pour l’auteur de L’esprit des lois, la conception et l’élaboration de la loi constituaient la clé de voûte de la construction politique. La loi devait être l’ensemble des disciplines et des conventions que se fixent les citoyens qui ont choisi de vivre ensemble, et qui leur sert de norme commune, de règle du jeu. La loi définit ce qui est autorisé et ce qui est interdit. Par exemple, le très concis « Tu ne tueras point » de la Bible est un premier et célèbre exemple de loi. De façon plus explicite, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) énonce de son côté que « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas ». Pour Montesquieu, ainsi que pour les constituants de 1789, les deux autres pouvoirs sont, d’une certaine façon, seconds par rapport au pouvoir législatif, l’un parce qu’il met en œuvre les lois préalablement arrêtées, l’autre parce qu’il juge des manquements à ces mêmes lois. Dans les deux cas, la fabrique de la loi est préexistante, que ce soit à l’exercice du pouvoir exécutif comme à celui du pouvoir judiciaire.
Ainsi, le pouvoir législatif devrait être indépendant du pouvoir exécutif, et constituer un pouvoir propre. « Tout serait perdu si le même homme ou le même corps exerçait le pouvoir de faire les lois, de les faire exécuter et de juger » écrit Montesquieu. De nos jours, chacun peut constater que le fonctionnement de la démocratie française est peu conforme à l’idéal du philosophe des Lumières.
Les outils du « parlementarisme rationnalisé », introduits par la Constitution de 1958, ont de facto restreint l’autonomie du Parlement. Ainsi, la restriction du domaine de la loi (art 34), l’obligation faite au Parlement qu’une loi ne contribue pas à augmenter les dépenses (art 40), le recours possible au vote bloqué (art 44), le recours possible à la question de confiance sur un texte (art 49-3) ou encore la maîtrise par le gouvernement de l’ordre du jour du Parlement (art 48), contribuent à tenir la bride courte au législateur. Le résultat est que, depuis les débuts de la Ve République, moins de 10 % des textes votés sont des propositions de loi (d’initiative parlementaire), le reste étant des projets de loi (d’initiative gouvernementale). Et encore, nombreuses sont les propositions déposées par un parlementaire « ami », qui sont en fait des constructions du gouvernement. La sémantique est d’ailleurs sans appel : on parle de « loi Untel » lorsque le texte est porté par le ministre Untel, ce qui est curieux, s’agissant d’une loi votée, normalement en toute indépendance, par le Parlement. Le plus curieux est peut-être le fait que personne ne relève plus cette incongruité…
Le système électoral, et singulièrement le calendrier, ne favorisent pas non plus l’indépendance du pouvoir législatif. L’élection des députés intervient deux mois après l’élection présidentielle, et lui est, pour ainsi dire, inféodée. D’une part, parce que les candidats à la députation se positionnent comme « majorité présidentielle » ou « opposition présidentielle » (souvent avant le premier tour, et toujours avant le second tour). Et d’autre part, parce que le scrutin des législatives est encore dominé par les débats qui ont précédé l’élections présidentielle. Les électeurs ne s’y trompent pas : la participation aux législatives est bien inférieure à celle constatée pour la présidentielle (42 % contre 74 % respectivement, aux deuxièmes tours en 2017). Le corps électoral entérine de fait la soumission de l’Assemblée à l’Exécutif.
Enfin, les moyens mis à disposition du Parlement et des parlementaires (notamment ceux d’opposition) ne permettent guère un réel travail d’investigation et de réflexion (en amont du vote des lois) ; ni d’évaluation et de contrôle (en aval de leur mise en œuvre). Par exemple, les parlementaires, dans leur grande majorité, ne disposent que de deux ou trois collaborateurs, lorsque leurs homologues américains en ont vingt à trente. Les moyens financiers pour diligenter des études ou des recherches sont également notoirement insuffisants, et mettent les parlementaires dans la main du gouvernement pour apporter l’expertise nécessaire à l’éclairage de leurs choix.
Dès lors, il n’est pas exagéré de dire que l’indépendance du pouvoir législatif n’existe guère, ni dans les faits, ni dans l’idée que les citoyens s’en font. Mais après tout, est-ce inquiétant ? On pourrait considérer qu’une fois tous les cinqans, le corps électoral confie l’ensemble du pouvoir à une même équipe, exécutive et législative confondues. L’efficacité y gagnerait, puisque cela éviterait des discussions oiseuses, des querelles artificielles et des effets de tribunes bien inutiles. Et, au terme des cinq années, si l’électorat juge la prestation de l’équipe insuffisante, il lui serait loisible d’en changer.
Cette vision des choses, qui présente les atours de la simplicité d’usage et de l’efficacité, est en vogue aujourd’hui (le Président Trump et les démocratures brésilienne ou Est-européennes s’en sont fait les hérauts). Elle est néanmoins dangereuse. D’une part, parce que l’exercice de pouvoirs importants donne l’habitude au titulaire de les exercer, et il peut ne pas avoir envie à les rendre. D’autre part, parce que, sauf exception rare, la concentration des pouvoirs présente un effet cliquet, et que pour un pouvoir fort, il est tentant de rogner petit à petit chacune des libertés sous prétexte d’efficacité. Enfin et surtout, parce qu’à la longue, une nation moderne, éduquée et informée, supporte mal qu’on lui dise, d’en haut et de façon discrétionnaire et souvent péremptoire, les règles qui régissent sa conduite.
Il y a donc un besoin urgent de procéder à rééquilibrage afin de donner une assise plus légitime et plus démocratique à la fabrique de la loi. Cela passe d’abord par un relèvement des pouvoirs et de l’indépendance du Parlement, par sa meilleure légitimité démocratique, et enfin, par le recours plus fréquent au peuple lui-même pour définir la loi. Dans ce cadre, plusieurs propositions pourraient être étudiées et débattues :
Pour accroitre le pouvoir et l’indépendance du Parlement :
- Dissocier la date des élections et la durée des mandats législatifs et présidentiels. Par exemple, avec un retour au septennat présidentiel.
- Dans le même objectif et dans le cas du septennat, n’autoriser le Président à dissoudre l’Assemblée qu’une seule fois, au moins un an avant, ou après le terme de son premier mandat. En revanche, si nous conservons le quinquennat, ce pouvoir de dissolution réservé au seul Président devrait être abrogé. En effet, rien ne justifie de subordonner le mandat de 577 parlementaires à celui du Président la République.
- Limiter la mainmise du Gouvernement sur le travail parlementaire. Par exemple, dans l’ordre du jour de l’Assemblée, laisser une place plus importante à l’étude des propositions de loi ; limiter la portée de l’article 40, qui, employé rigoureusement, interdit toute initiative parlementaire ; limiter le nombre (x par session) d’usages de l’article 49-3.
- Renforcer les capacités d’investigation et d’étude des parlementaires, des groupes parlementaires et des chambres. Cela peut se faire à budget constant, en diminuant le nombre de parlementaires.
Pour accroitre la légitimité du Parlement :
- Prévoir une dose de proportionnelle pour les législatives, afin d’assurer la présence de tous les courants politiques à l’assemblée.
- En revanche, la proportionnelle intégrale, prônée par quelques partis minoritaires, donnerait aux différents partis l’exclusivité de la désignation des députés, et serait de nature à rompre le lien entre les représentants et les représentés, ce qui va à l’encontre du but recherché. Elle est donc à éviter.
Pour accroitre la participation du peuple à la formation de la loi, et ainsi restaurer la confiance :
- Utiliser les outils de la démocratie participative : assemblées citoyennes consultatives ad hoc tirées au sort, pétitions citoyennes en ligne, etc., pour impliquer davantage les citoyens à la vie publique.
- Développer l’information publique sur les questions d’actualité qui sont en débat, pour permettre aux citoyens de se forger un avis éclairé. La CNDP (Conseil national du débat public) sait réaliser des dossiers riches, documentés et contradictoires sur les sujets dont elle est saisie, généralement des projets d’infrastructure d’intérêt local. France Stratégie et le CESE ont aussi une expertise en la matière. Peut-être faut-il donner davantage de moyens à ces institutions pour aborder des sujets plus vastes, constituer les éléments objectifs et contradictoires des questions en débat, et utiliser la diffusion numérique de ces travaux.
- Utiliser les référendums sur des questions de société, lesquels concernent tous les citoyens, posent des questions d’éthique et de valeurs, et dont le choix est binaire. Par exemple : mariage pour tous ; PMA ; GPA ; fin de vie. Il n’y a aucune raison, dans une démocrate sincère, de réserver ces choix de société à une avant-garde éclairée autoproclamée, qui pense connaitre mieux que le peuple le sens du progrès.
La loi n’est pas un sujet anodin. Elle est le fondement du contrat social, c’est-à-dire de la volonté que les membres d’une population donnée souhaitent former une nation. Dans un monde où l’information, la vraie et la fausse, circule abondamment et rapidement, il est urgent que la fabrication de la loi (re)devienne démocratique. Ceci signifie qu’elle soit davantage l’expression de la volonté des citoyens, ou que leurs représentants qui l’expriment, soient pleinement légitimes à leurs yeux.
Xavier d’Audregnies
Membre de Synopia