À présent que la fièvre est un peu retombée, les récents événements autour de l’édification du barrage de Sivens (département du Tarn) doivent nous conduire à en tirer des enseignements pour la gouvernance d’un pays démocratique au XXIe siècle.
Tout d’abord, l’affaire de Sivens met en lumière les dysfonctionnements des pouvoirs publics et montre les limites de la décentralisation.
En premier lieu, il est avéré que plusieurs personnes faisaient partie à la fois des instances de décision (le conseil général), des instances de financement (le conseil régional et l’agence de bassin), et enfin de l’organisme public d’aménagement. Le cumul des mandats et des responsabilités est ainsi directement mis en cause, puisque des élus ont pu se trouver à tous les niveaux de la décision publique, entrainant un conflit évident d’intérêts.
En second lieu, la répartition des compétences et des responsabilités, issue de la décentralisation, a montré son caractère bancal. Le conseil général décide des ouvrages nécessaires à l’agriculture, mais n’est compétent ni en matière d’usage de l’eau (c’est l’agence de bassin), ni en matière de préservation des biotopes (c’est le ministère de l’environnement), ni en matière de maintien de l’ordre (c’est le ministère de l’intérieur et, localement, le préfet qui en sont responsables). Ceci renvoie à la question de l’éparpillement des compétences, et, subséquemment, à celle de la responsabilité publique. Il est d’ailleurs significatif que, très rapidement, le dossier a été pris en mains par l’État, sans guère d’égards pour les compétences décentralisées.
Enfin, le projet de Sivens est une nouvelle illustration du conflit entre intérêts généraux et intérêts locaux. Il s’agit ici de l’expression, à fronts renversés, du syndrome NIMBY (Not In My Back Yard, « Pas dans mon jardin »). Ce syndrome, bien connu dans le domaine de la décision publique, est celui par lequel tout le monde veut d’une réalisation, mais personne n’en veut les conséquences désagréables. Généralement, il s’agit d’installations publiques, nécessaires et souhaitées par la population (exemples type : une décharge publique ; une voie SNCF). Tous les intéressés y sont favorables, sauf les habitants impactés par l’installation. Dans le cas de Sivens, c’est l’inverse, les « locaux » sont favorables, et les « extérieurs » sont contre… Mais cela ne change rien à la difficulté, récurrente dans nos sociétés modernes, de concilier des préoccupations locales avec des enjeux concernant des périmètres plus importants.
La deuxième constatation, banale, tient à la modestie du projet en question et donc à la faible importance, a priori, du sujet dans sa dimension politique. De fait, « barrage » est un grand mot pour un ouvrage de 300 m de long sur 12m de hauteur, plutôt une retenue d’eau. Chacun connait, dans son coin de campagne, dix ouvrages de cette nature, destinés à l’irrigation et au soutien d’étiage. Celui-là avait-il une caractéristique si particulière qui l’aurait rendu insupportable ? Toujours est-il que la disproportion entre la petitesse de l’ouvrage et la vigueur de la protestation amène à se demander ce qui se serait passé hier lors de l’édification du barrage de Serre Ponçon ou des centrales nucléaires, ou ce qui se passera demain lorsque des ouvrages majeurs seront décidés.
Ceci amène à une interrogation centrale, de nature sociologique. Les sociologues ont en effet diagnostiqué depuis quelques décennies, un « émiettement » de la société, et un fonctionnement « en tribus ». Chacun peut le constater autour de soi : les gens ne se fréquentent plus qu’à l’occasion de rencontres affinitaires, pour l’exercice des mêmes loisirs ou autour de passions communes. Cette tendance est fortement renforcée par les technologies de communication (email ; réseaux sociaux). Ces technologies ont pour elles la commodité d’emploi et elles permettent ainsi d’agréger rapidement un groupe homogène de personnes autour d’un projet, d’une idée, ou d’une pensée. Ce faisant, elles ont aussi comme caractéristique d’éviter de parler à d’autres personnes, ce qui renforce l’isolement du groupe. Par rapport au fonctionnement qui prévalait il y a encore cinquante ans, le changement est énorme : alors qu’il existait des puissantes « machines à intégrer » (Éducation Nationale ; Armée ; Partis de masse ; Église ; ou plus prosaïquement le réseau des bistrots), aujourd’hui, les « tribus » s’ignorent, et développent isolément leurs idéologies, leurs valeurs, leurs intérêts, et leur fonctionnement interne. A Sivens, ce syndrome a fonctionné à plein. Il y a, sur le terrain, deux tribus face à face : les « locaux », agriculteurs et élus du département ; les activistes écologistes (la tribu « zadiste »). La question qui se pose, en termes de gouvernance, est de savoir comment gérer une société composée de tribus qui ne se parlent pas et s’opposent. La décision qui vient des pouvoirs publics est forcément illégitime pour une partie de la population, donc elle ne « passe » pas, puisqu’elle n’a pas été préparée par le frottement des esprits et des cœurs au bistrot, ni relayée par les grandes organisations de masse. Comment recréer demain un consensus, sinon sur les choix, du moins sur les méthodes de prise de décision ?
On peut en effet se demander, face à des oppositions aussi marquées, comment les conflits, qui relèvent d’un fonctionnement normal d’une société, peuvent trouver une solution satisfaisante, dans un cadre démocratique. Sivens montre en effet que la violence revient au premier plan. On a entendu des manifestants, et même des dirigeants dire : « si on ne casse pas, on n’est pas entendu ! ». On croyait la violence bannie des sociétés civilisées, grâce à la démocratie représentative, et à la mise en place d’instances consacrées au débat et à la prise de décisions légitimes (Parlement, assemblées locales), élues au suffrage universel… Patatras ! C’est cet échafaudage qui est remis en cause. Pour un nombre semble-t-il croissant de nos contemporains, la démocratie représentative devient illégitime : « Ce qui doit être pris en compte, c’est mon avis à moi, ou celui de ma tribu. Sinon, je cogne ! » Ceci interroge le devenir de la gouvernance telle qu’on la conçoit aujourd’hui. Est-on condamné à accepter la violence comme mode d’arbitrage des divergences d’appréciation ou des conflits d’usage ?
Deux réflexions, enfin, pour contribuer à faire avancer les questions que le cas Sivens pose à la gouvernance. La première fait appel à l’évolution des idées et des valeurs, l’autre se veut plus opératoire : les deux bouts de la lorgnette, en quelque sorte !
La décision publique est, par le poids de l’histoire, héritière d’une force symbolique peu remise en cause jusqu’à nos jours. Les féodaux, puis les rois, ont incarné la décision publique : ils avaient pour eux la force (la maréchaussée avait la main lourde et on ne badinait guère avec les décisions royales !), ainsi que la légitimité conférée par les traditions (l’appartenance à une lignée), et celle donnée par la puissance divine (« par la grâce de Dieu… »). Les exécutifs républicains ont hérité de cette aura et de ce prestige associé à la décision publique. Il faut bien constater que la force « magique » de l’autorité publique, celle qui vient d’ « en-haut », encore vivace naguère, est en voie de disparition sous nos yeux. On ne pourra bientôt plus dire : « cela a été décidé par les instances compétentes, c’est donc acté, cela doit s’appliquer ». L’élection ne suffit plus à donner la légitimité. Il nous faut trouver pour la décision publique, un autre fondement qui fasse consensus.
Par ailleurs, nos sociétés contemporaines sont probablement trop désincarnées et les décisions trop éloignées des citoyens. Peut-être est-il nécessaire de revenir au point de départ des sociétés humaines, et de repartir d’« en-bas », en favorisant, autant que possible, les lieux où la parole peut circuler, et les individus se comprendre, surtout entre milieux différents. Il s’agit en fait de recréer des lieux, fussent-ils virtuels, dans lesquels les gens sont « obligés » de se parler, lieux qui existaient lorsque les jeunes gens « faisaient leur régiment », ou que l’on se retrouvait à la messe ou au bistrot du village. Notre époque manque cruellement de ces lieux et de ces moments (les Saturnales, le « jour des fous », le Carnaval) ou tous se côtoient et échangent, par delà les milieux et les conditions sociales, et qui favorisent la tolérance et les compromis. La vie en société requiert cela : il y a une limite à imposer à la liberté individuelle, c’est l’obligation de comprendre l’autre.
Xavier d’Audregnies