Au fond, une nation, c’est une communauté de femmes et d’hommes, qui partagent peu ou prou les mêmes valeurs, qui ont un projet commun, et qui ont choisi des institutions et un mode de gouvernance pour réaliser ce programme (le projet animé par les valeurs).
Ces trois éléments sont, bien entendus, en équilibre dynamique l’un avec l’autre : ce sont les valeurs qui inspirent le projet et les institutions lesquels, en retour, font peu à peu évoluer les valeurs. De leur coté, projet et gouvernance sont à l’évidence en interaction permanente.
Une nation, c’est aussi une langue commune qui exprime ces trois éléments, qui décrit avec subtilité et finesse les valeurs partagées, qui expose le projet, et qui explicite les « règles du jeu » du contrat social. Les langues ont en elles mêmes leur propre logique interne, leur propre « ADN » qui les rend singulières et imparfaitement traduisibles. Par le vocabulaire, par la syntaxe, par l’étymologie, par l’histoire des mots et des constructions, elles ne sont pas équivalentes. Par exemple, certaines notions bien françaises comme l’égalité des chances ou la laïcité sont difficilement traduisibles, car elles renvoient à une histoire, à des luttes, à une symbolique. De même, la « Nation » française n’est pas le « Volk » allemand, ni le « Popolo » italien, chacun de ces mots ayant une résonnance particulière, à la fois pour le peuple concerné, mais aussi pour les autres. En ce sens, la langue n’est pas qu’un vecteur neutre de communication, elle fait pleinement partie de l’essence d’une société humaine.
Avec cette grille de lecture de ce que représente une Nation (un triptyque valeurs / projet / gouvernance exprimé par une langue commune), on peut mieux décoder les difficultés que traverse la France en matière d’intégration.
Depuis quelques décennies, les élites économiques, politiques et culturelles françaises sont saisies d’un tropisme anglo-saxon : un sabir d’origine nord- américaine est devenu la lingua franca de notre classe dirigeante, un peu par paresse et beaucoup pour montrer que l’on appartient aux « happy fews » qui dominent le monde, volant en jet, d’un meeting londonien à une team-building session seychelloise ou à un brain storming californien. C’est ainsi que, même dans le monde des arts mineurs, on ne parle plus de la distribution d’un film, mais de son casting, et qu’on a renoncé au joli mot de mannequin pour le vulgaire top model… Cette mode s’impose désormais partout et, avec les mots, emporte aussi les idées et les valeurs. En effet, la vision nord américaine, et les mots d’anglais pour l’exprimer se nourrissent l’un l’autre. A ce jeu, le risque est de ne bientôt plus pouvoir penser autrement, faute de mots pour décrire une autre façon de voir les choses.
Dès lors, il ne faut pas s’étonner si des gens, venus de l’autre bout du monde et d’une culture différente aient des difficultés (ou répugnent) à s’intégrer à un projet auquel les élites indigènes ne croient pas ou plus. Les immigrés de fraiche date comprennent rapidement et instinctivement que c’est vers la culture des nouveaux maitres du monde qu’il faut se tourner, et court-circuiter la langue et les valeurs françaises en allant directement vers leurs équivalentes américaines. C’est pourquoi les rappeurs chantent plus volontiers en anglais qu’en français, et que les jeunes de banlieue disent « Votre Honneur » en s’adressant au magistrat devant lequel ils viennent à comparaitre !
Il y a une autre réaction possible. L’itinéraire d’un migrant passe toujours par une étape où il lui faut « brûler ses vaisseaux » et abandonner son passé, sa culture, sa langue, ses souvenirs, ses amis, pour se construire une nouvelle personnalité. A l’évidence, cette métamorphose est plus facile lorsque le pays d’accueil – sa puissance, son rayonnement, sa culture – bénéficie d’une image positive, et donne envie et fierté « d’en être ». A l’inverse, pourquoi troquer son identité d’origine pour une nouvelle qui est méprisée et dénigrée par ses propres dirigeants ? Face à une culture qui s’effiloche, qui ne trouve plus les mots pour penser l’avenir, et à laquelle ne croient plus ses propres élites, les personnes issues de l’immigration peuvent avoir la tentation de ne pas « sauter le pas », et de se recroqueviller dans la culture d’origine, familière, et d’autant plus magnifiée qu’elle s’estompe avec nostalgie dans le passé des individus et des groupes.
Cette nouvelle « trahison des clercs » est probablement une des raisons majeures, bien que rarement soulignée, des difficultés à retrouver une cohésion nationale. Le tableau est aujourd’hui le suivant : en haut, surplombant le peuple, se trouvent les élites françaises tournées vers la ploutocratie mondialisée, apatride, et « globishophone ». Et, dans la « France d’en bas », on trouve d’un côté, des immigrés récents de moins en moins attirés par la culture française et d’autant moins enclins à se fondre dans le creuset national que le modèle nord américain est puissant ; et de l’autre, la masse de ceux qui ont, de longue date, constitué la nation française, ce et qui ne veulent ni ne peuvent renoncer au « cher vieux pays »,à son identité, à ses valeurs et à sa langue, et qui se voient méprisés doublement. Les conditions idéales d’un malaise, voire d’un affrontement sont réunies.
Soyons optimistes. Il se pourrait que cette américanophilie ne soit qu’un moment de l’histoire qui permettrait de capter ailleurs des idées, des méthodes, des façons de faire et de voir les choses, pour mieux créer un nouvel élan national. C’est ainsi que l’italophilie des XVe et XVIe siècles a permis de renouveler la pensée et les arts et a autorisé l’éblouissante Renaissance. C’est ainsi que l’anglophilie du XVIIIe siècle a permis les Lumières, et a conduit à la République.
Soyons optimistes… Espérons que le génie national (et ses structures fondamentales, que sont l’Education Nationale, l’Université, et les différentes administrations régaliennes) parvienne à digérer les apports venus d’Amérique du Nord, et que le modèle français, ainsi revivifié, redevienne séduisant pour les peuples africains et asiatiques qui souhaitent nous rejoindre. Alors, oui, l’intégration deviendra plus facile.
A n’en pas douter, la santé de la langue française sera un indicateur très précis de cette nouvelle Renaissance : si les mots et les phrases existent en français pour penser et dire de quoi sera fait l’avenir, c’est en français que se pourront se fabriquer les rêves communs des Français, qu’ils soient anciens ou récents.
Xavier d’Audregnies