« La prévision est un art difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir » disait Pierre Dac… Pour autant, dans la nuit noire du futur, il existe quelques lumières. Ainsi, la démographie est une science quasi-exacte et les projections démographiques donnent avec une bonne précision des repères pour les prochaines décennies. On sait donc assez précisément ce que sera la population des différents pays d’Europe dans 20 ou 30 ans. Dès lors, il est possible de réfléchir aux tendances ainsi créées, d’imaginer quelques scénarios vraisemblables, et de concevoir les mesures propres à aider les tendances naturelles à se réaliser, en les tirant, autant que faire se peut, vers la situation la plus souhaitable.
En gros, les pays européens sont de deux types. La plupart d’entre eux (notamment l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, et toute l’Europe de l’Est) ont une faible vitalité démographique, et une fécondité (entre 1,2 et 1,4 enfants par femme depuis plusieurs décennies) qui ne permet pas le renouvellement des générations. Ces pays ont néanmoins vu, ces dernières années, leur population continuer à croitre, lentement, grâce à l’allongement moyen de la vie ; ils devraient connaitre dans les années à venir une diminution nette, ainsi qu’un vieillissement considérable de leur population.
A l’inverse, certains pays (notamment la France, le Royaume Uni, et quelques autres tels l’Irlande ou plus récemment les pays scandinaves) ont une démographie plus vive, marquée par une fécondité de l’ordre de 2 enfants par femme. Leur population devrait donc continuer à augmenter dans les décennies à venir.
Ces tendances lourdes permettent de prédire que, par exemple, la population française deviendra numériquement plus importante que la population allemande au cours des années 2030.
Les conséquences de ces évolutions sont très importantes, notamment en matière d’économies et de compétitivités comparées. Si l’on compare seulement l’Allemagne et la France, les enseignements sont nombreux et riches.
En premier lieu, les évolutions démographiques de la décennie 2000 peuvent être, rétrospectivement, une variable explicative des performances économiques respectives de l’Allemagne et de la France au cours de cette même décennie. Alors que la première touchait à plein son « dividende démographique » (une population active à son maximum, une population de retraités encore pas trop importante, et des jeunes en faible nombre), la France, avec un plus faible pourcentage de population active, devait entretenir proportionnellement plus de retraités et plus de jeunes, fécondité oblige (la France a, bon an, mal an, 150 000 naissances annuelles de plus que l’Allemagne). A cela s’ajoute une circonstance historique : en Allemagne, les classes d’âge nées durant la dernière guerre sont peu nombreuses, alors même que le baby-boom commençait dès cette période en France. Et ce sont précisément ces classes d’âge qui sont arrivées à la retraite au cours des années 2000, en faible nombre en Allemagne, nombreuses en France. Au total, au cours des années 2000, l’Allemagne avait un taux de dépendance global (ratio entre la population âgée de moins de 15 ans et de plus de 65 rapportée à la population totale) bien meilleur que la France (45% contre 52% en 1990 ; 51% contre 56% encore en 2012). Ceci n’explique peut-être pas tout (il faut également tenir compte du taux d’activité qui peut infléchir les chiffres), mais probablement une partie non négligeable du différentiel de performance économique.
Si l’on considère les prochaines décennies, les choses devraient changer progressivement du tout au tout. En effet, chaque année à venir verra des générations d’Allemands de plus en plus nombreuses partir à la retraite (il ne sera pas possible de prolonger indéfiniment l’âge de départ) ; le flux de départs à la retraite ira en augmentant jusque vers 2030, puisque les naissances les plus nombreuses outre-Rhin culminent au cours des années 1960. De son côté la France verra certes les départs à la retraite des générations du baby boom, mais les chiffres seront, en proportion, bien moindres. Le résultat sera que, en 2040, l’Allemagne comptera 4 millions de « plus de 65 ans » de plus que la France, pour une population totale similaire d’environ 72 millions pour chaque pays. En outre, en France, l’arrivée des jeunes générations à l’âge actif (proportionnellement beaucoup plus nombreuses que leurs équivalentes allemandes) donnera, au total, un taux de dépendance global chaque année plus favorable à la France. La « bascule » de ce ratio en faveur de la France, qui interviendra dans les toutes prochaines années, changera très vraisemblablement les paramètres fondamentaux de la compétitivité entre les deux pays. Pour autant, cela ne dispense aucunement la France de mener à bien les réformes structurelles nécessaires à la réduction de ses déficits et à la création d’une nouvelle croissance.
Si les conséquences « arithmétiques » de ces évolutions démographiques sont déterminantes (l’évolution de ce taux de dépendance pèse lourdement sur la compétitivité et la croissance, car il faut bien, in fine, nourrir les bouches sinon « inutiles », du moins « improductives »), les conséquences qualitatives le sont peut-être encore davantage.
La première conséquence, souvent relevée, porte sur le dynamisme de la population. Il est évident que ce n’est pas la même chose de vivre dans un pays qui compte 25% de plus de 65 ans et un pays qui en compte 34%. Ce sera le cas de la France et de l’Allemagne des années 2040 ; l’Allemagne comptera même 40% de plus de 60 ans en 2040. On peut raisonnablement penser que l’un sera plus dynamique, plus entreprenant, utilisant les ressources disponibles pour créer de nouvelles activités et que l’autre sera plus préoccupé de sécurité, de stabilité, de calme et cherchant à conforter la rente que procurent les ressources passées.
On peut même imaginer, puisque la circulation des hommes est libre, que les plus jeunes, les plus audacieux et les plus entreprenants des Allemands et d’autres pays de l’Est, las des tracasseries administratives, et avides de trouver des pays où il est encore permis de faire la fête nuitamment, et où il est possible de rencontrer d’autres jeunes, choisiront de s’établir en France ou au Royaume Uni, renforçant encore le phénomène. Rien n’est impossible.
Autre conséquence : les pays tels que l’Allemagne seront tentés de recourir à l’immigration pour combler leur déficit démographique. Mais ce ne sera pas chose aisée. D’une part parce que l’immigration a un coût : il faut former les nouveaux arrivants pour en faire des travailleurs efficaces et également des citoyens à l’aise dans leur nouvelle société. D’autre part, le processus d’intégration est long, difficile, et délicat ; ce n’est bien souvent qu’à la deuxième, voire à la troisième génération qu’il est achevé. Ce sera une difficulté nouvelle pour les pays germaniques et ceux de la Mitteleuropa. Cet apport de populations de l’extérieur, d’où qu’elles viennent, ne se fera donc probablement pas sans grincements de dents. Il y aura certainement des réticences, peut-être des blocages politiques… Aucun pays ne pourra compter sur l’immigration intra ou extra européenne pour combler facilement son déficit de jeunesse.
Ces phénomènes de grande ampleur, qui vont se passer sous nos yeux dans les années à venir – la réalité de demain est inscrite dans les chiffres d’aujourd’hui -, vont nécessiter, de la part des pouvoirs publics français des mesures adaptées, permettant de faciliter et d’accompagner ces évolutions. En effet, à partir du moment où les jeunes Européens actifs vont devenir rares, ils vont devenir « chers ». Dit autrement, chaque pays de l’Union essaiera de conserver les siens et d’attirer les autres. Dans cette concurrence d’un nouveau type, il ne faudrait pas que l’atout démographique décisif de la France soit gaspillé, faute de préparation et d’anticipation. C’est pourquoi les autorités françaises auraient intérêt à mettre en place des politiques visant à rendre le pays plus accueillant aux jeunes et à favoriser une immigration aussi bien intra que extra européenne dans une optique d’intégration et de renforcement de la cohésion nationale (être « youth friendly » et « diversity friendly » !).
Quelques exemples, dans le désordre, pour illustrer ce qui pourrait figurer parmi les propositions d’une politique « youth and diversity friendly » : poursuite de l’effort en matière d’aide publique à la natalité ; ouverture plus importante de l’enseignement supérieur français aux étudiants de l’Union européenne ; accueil facilité des étudiants étrangers et des jeunes travailleurs (logements adaptés, prêts d’honneur,…) ; développement de l’apprentissage du français hors de nos frontières et en France ; rétablissement d’un service civique de quelques mois à la fois pour les filles et les garçons ; vigoureuse politique d’aménagement du territoire, afin que la population supplémentaire se répartisse harmonieusement sur le territoire ; suppression du cumul des mandats (pas plus d’un mandat à la fois, pas de mandats consécutifs), afin de donner aux jeunes une chance de participer à la vie de la cité ; développement des écoles de la deuxième chance ; développement des installations sportives et encouragement à la pratique des sports ; mise en place de bureaux d’accueil, interfaces entre le jeune migrant et les différentes administrations françaises ; recensement des exploitations agricoles et des entreprises artisanales sans successeur et publicité donnée à ce recensement, en plusieurs langues, sur un site internet dédié , etc.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître à court terme, une telle politique « youth and diversity friendly » est pourtant indispensable si l’on veut faire de la démographie française un avantage pour la France.
En guise de conclusion, méditons cette phrase de John Fitzgerald Kennedy : « Ceux dont le regard est tourné vers le passé ou le présent sont certains de rater l’avenir. »
Xavier d’Audregnies