Et si, au fond, les difficultés de l’Europe, internes (sa prospérité chancelante) et externes (son influence décroissante), étaient dues à la perte de confiance qu’elle a en ses propres valeurs ?
Flash back : nous sommes au début du XXe siècle. L’Europe a inventé au cours des siècles précédents le substrat qui fonde les grandes théories politiques. Les philosophes français des Lumières, les Anglais Hume et Locke, les Allemands Kant, Hegel, Marx et de nombreux autres, ont contribué à faire émerger, progressivement, un ensemble de raisonnements, de valeurs, de croyances, de mécanismes susceptible de régir autrement la vie en société. Le XVIIIe et le XIXe siècle ont ainsi introduit, précisé, et diffusé les notions de liberté, de droit, d’égalité, de justice, de démocratie, de laïcité, etc., qui sont les piliers, encore aujourd’hui, du fonctionnement de notre société. Ce nouveau corpus théorique est désormais mûr en cette aube de XXe siècle, et l’organisation sociale qui en découle a supplanté progressivement, dans les esprits et dans les faits, celle de la période précédente (qui était en gros une société de castes prétendument créée ainsi par la volonté divine).
La France et l’Angleterre, tout d’abord, puis l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, ont troqué leurs monarchies de droit divin pour des régimes démocratiques qui s’affermissent progressivement et dont les lois internes transcrivent, un à un, les droits nouveaux. L’Europe a été soulevée au même moment par une vague de croissance économique d’une puissance jamais connue dans l’histoire humaine. Les pays européens ont connu alors dans un cercle vertueux où les avancées de la démocratie et les progrès matériels ont semblé se conforter mutuellement, chaque pas vers la démocratie engendrant un surcroit de prospérité… L’Europe croit avoir inventé, en ce premier XXe siècle, la pierre philosophale du Progrès ! C’est la « Belle Epoque », où l’Europe est sûre d’elle-même et de ses valeurs !
Car ces valeurs performantes ont essaimé et se sont imposées dans le monde entier : c’est en leur nom que George Washington a créé les Etats-Unis d’Amérique, que Simon Bolivar a mené la lutte pour l’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique, que Toussaint Louverture s’est révolté en Haïti, que Lénine lance la révolution d’octobre et crée l’URSS… Bien plus tard, c’est également pétris de ces valeurs que les leaders des pays colonisés mèneront leurs combats : Nasser, Gandhi, Lumumba, Bourguiba, Touré, Senghor, Ho Chi Minh, Mao, Soekarno, et les autres, brandiront le droit à la liberté, à l’égalité des hommes, à un gouvernement démocratiquement élu, pour refuser la soumission aux lointaines métropoles et proclamer, avec l’indépendance, la démocratie dont l’Europe fournit le modèle achevé.
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Un siècle après, l’Europe semble avoir perdu la main : la crise économique, qu’elle subit plus que d’autres, appauvrit ses populations et exacerbe les oppositions entre pays riches et pays pauvres ; sa voix, sur les sujets qui intéressent le monde, porte moins ; ses firmes sont souvent dominées, ses savants dépassés, ses artistes ringardisés.
Pourquoi l’Europe sombre-t-elle ? Ses valeurs ne seraient elles plus adaptées au monde actuel, comme nous le disent les déclinologues ? Lui faudrait-il adopter un nouveau « logiciel », par exemple celui que proposent les Etats-Unis (the american dream…) ?
Tentons une autre hypothèse : et si la perte de croyance des Européens en leur propres valeurs constituaient la cause principale du déclin de la vitalité de l’organisation sociale européenne, de sa « productivité », de sa « compétitivité » et son influence ?
Il est en effet indéniable que les valeurs de liberté, de justice, d’égalité, de dignité ont reculé depuis 50 ans en Europe (les années 60, c’étaient les Trente Glorieuses en Europe, et c’était aussi le temps des décolonisations). Comment ne pas voir qu’il y a plus de pauvres aujourd’hui qu’alors, malgré une richesse qui a plus que doublé ? Que les inégalités de revenus se sont creusées ; que le chômage de masse est considéré comme une donnée intangible («on a tout essayé ») ; que l’exercice du droit de vote est devenu largement vide de sens, tant les politiques menées sont semblables ; que la confiance en la justice s’amenuise ; que la corruption gagne du terrain ; que le piston et le népotisme sont usuels ; que le communautarisme progresse ; que l’intolérance s’exacerbe ; que les religions, naguère en voie de désuétude, retrouvent les atours de la modernité ; etc.
Pire, non seulement ces phénomènes se développent, mais les populations ne les trouvent plus ni anormaux, ni scandaleux. S’est installée peu à peu l’idée que, définitivement, l’homme est mauvais, que ses comportements ne font que refléter sa noire nature, et qu’en conséquence la raison du plus fort restera toujours la meilleure, le « chacun pour soi » deviendra le code de survie individuel, et la débrouille demeurera le viatique universel.
Si les Européens ne croient plus eux-mêmes à leurs valeurs « à la maison », ils les appliquent encore moins à l’extérieur. Témoin la dégradation des termes de l’échange entre pays développés et pays pauvres, nom moderne de l’exploitation ; témoin la préférence systématiquement donnée à des régimes dictatoriaux considérés comme amis ; témoins les traitements à peine humains réservés aux migrants poussés par la misère ; témoin l’exportation de nos pollutions… C’est pour cela que les autres peuples commencent à ne plus accorder de crédit aux valeurs européennes, et que la voix de l’Europe porte moins, pardi ! Comment croire aux droits de l’homme, à la justice, à la fraternité quand ces valeurs n’inspirent plus l’action publique ni en Europe même, ni dans les menées de l’Europe sur les autres continents ?
Il ne faut dès lors pas s’étonner si les peuples nouveaux, issus du Big Bang de l’après-guerre, cherchent des rêves de rechange :
– Le rêve communiste a fait long feu avec la chute des Soviets, n’en parlons plus…
– Le rêve américain ? Il a un peu perdu de son attrait… Ils étaient beaux et séduisants, James Dean et Steve McQueen, mais c’était avant le Vietnam, le Chili, l’Irak, l’Afghanistan…
– La tentation de « ne compter que sur ses propres forces », comme le conseillait le vieux Mao, et de trouver des sentiers de développements autochtones, oui, certainement.
– L’islam, à la fois religion pour les âmes, morale individuelle, et loi sociale, plus probablement.
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Cinquante années ont donc suffi pour que les Européens passent de la quête acharnée du progrès, de la civilisation, de la démocratie, de la justice (tous ces termes sont équivalents pour un homme du début du XXe siècle), à un mol abandon à l’aquoibonisme… Il est probable que les épreuves à proprement parler surhumaines des deux guerres ont affaibli, jusqu’à le distendre, le ressort profond qui avait poussé jusque là les peuples européens à bâtir un monde plus juste et plus fraternel. Ceci explique, mais n’excuse pas.
Il n’est en effet pas trop tard pour réagir. Les Européens doivent de nouveau croire en leurs valeurs, plus que jamais porteuses de modernité et de salut pour l’humanité. Ce ne sont pas les valeurs qui sont en décalage, c’est le fait de les avoir perdues de vue !
C’est au contraire sur ces valeurs que l’Europe doit fonder le pacte qu’elle proposera aux peuples qu’elle veut s’allier. Surtout, c’est sur ces valeurs qu’elle doit, avec détermination et l’assurance d’être fidèle à ses propres rêves, refonder son propre contrat social.
Xavier d’Audregnies