Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse ?
Baudelaire, Réversibilité
Les hommes sont ainsi faits. A force de voir les choses perdurer, il leur semble qu’elles sont éternelles. Comme le soleil se lève toujours à l’Est, on sait, on croit, on pense qu’il se lèvera encore à l’Est demain matin.
Ainsi en va-t-il des services publics. En France, fruit d’un long effort, nous avons (nous avions ?), le privilège de bénéficier une administration compétente, intègre, désintéressée, et soucieuse de l’intérêt général. L’administration de l’Ancien régime était, par nature, corrompue et ouverte aux intérêts privés. Les privilèges de la noblesse et du clergé, l’absolutisme royal, l’infaillibilité papale, la vénalité des charges sont quelques-unes des caractéristiques d’un système qui fut dévoyé et peu soucieux du bien commun. La République a dû effectuer un long et difficile travail pour bâtir une administration et des services publics efficaces et égalitaires. Il en allait de la survie du régime, menacé tout au long du XIXesiècle par les royalistes et les bonapartistes qui n’avaient pas renoncé. Les républicains savaient que « la Gueuse » devait prouver sa validité pour acquérir sa légitimité. Cela fut l’œuvre tenace de milliers d’hommes, célèbres ou anonymes, qui ont bâti l’Instruction publique, les Ponts et Chaussées, le Chemin de fer, la Poste ou encore la Sécurité Sociale, dans un rêve commun de progrès social et de justice.
Il a fallu à ces hommes inventer et appliquer des règles draconiennes d’organisation. Concours anonymes et sélectifs, progression au mérite, contrôles internes et inspections rigoureuses. Seule une foi de tous les instants les poussait à toujours rechercher le meilleur niveau d’excellence quotidien (on disait entre les deux guerres : « précis comme une montre suisse ou comme un train français » ; ou encore « le cachet de la poste faisant foi »). Un des outils de l’excellence et de l’égalité d’accès était le statut de la fonction publique, qui s’est peu à peu codifié et articulé autour d’une double logique : exigeant pour élever la qualité du service public rendu et protecteur afin d’éviter les tentations. Par exemple, pour les préfets, Napoléon avait prévu des frais de représentation confortables (afin, expliquait-il, que la table du préfet soit la meilleure du département et que le préfet n’ait pas à envier les bourgeois locaux). Un avantage assorti de deux contreparties : une rotation rapide dans les postes (afin de ne pas se lier d’une amitié trop forte avec quelque notable local) et des affectations interdites dans les départements où les fonctionnaires pouvaient avoir un intérêt. Ces règles sont toujours en vigueur aujourd’hui – même si les frais de représentation n’ont pas suivi le coût de la vie.
Ces principes de fonctionnement, élaborés peu à peu, constituent un tout et sont les garants du contrat moral qui lie le service public à la nation dont il est le serviteur. L’Etat a ainsi soumis les fonctionnaires à un certain nombre d’exigences parmi lesquelles : l’égal accès des citoyens aux emplois publics et aux promotions internes dûment garantis par des procédures strictes ; le contrôle pointilleux de l’action des fonctionnaires ; la recherche constante de l’excellence ; le primat de l’intérêt général dans les décisions publiques ; l’intégrité absolue, etc. En retour, la Nation accorde à ses agents des garanties : celle de l’emploi, de rémunérations d’un niveau convenable par rapport au secteur privé, de carrières indépendantes des vicissitudes politiques, etc.
Peu à peu, la fonction publique ainsi constituée est devenue une mole solide sur laquelle la population pouvait s’appuyer pour s’opposer à des intérêts privés trop envahissants. Au quotidien, le citoyen avait confiance dans une administration et des services publics de proximité qu’il voyait incarnés dans sa préfecture, mais aussi ses chemins de fer, son armée, son hôpital, sa justice, sa préfecture, sa police, son école, ses chemins de fer, son armée, sa poste, son hôpital, sa justice …La figure de l’instituteur chez Camus ou chez Pagnol illustre bien cette administration à la française, moralement inflexible et tout entière tendue vers le service de la nation.
Parallèlement, grâce à sa compétence, sa probité et sa neutralité, l’administration s’est peu à peu érigée en contre-pouvoir légitime. Le jeu de « check and balance » à la française présentait ainsi l’originalité d’un pouvoir politique fort – avec l’élection d’un Président qui ne rend aucun compte devant le Parlement – contrebalancé par une administration solide, tirant son pouvoir d’une tradition ininterrompue de service de l’intérêt général, véritable gage de confiance avec les population. D’ailleurs, Celle-ci se vérifie au moment des crises, lorsque les citoyens se tournent avec respect et gratitude vers ces fonctionnaires dévoués, comme par exemple, les agents d’EDF lors des tempêtes de 1999, les agents de l’équipement lors des tempêtes de neige, les policiers lors des attentats de 2015, les militaires lors des expéditions dans le Sahel, les sauveteurs en montagne lors d’avalanches meurtrières, les pompiers lors de chaque incendie de forêt, etc.
Dans le système républicain français, c’est l’administration, intervenant dans le cadre d’un Etat de droit – c’est à dire d’un Etat où la puissance est soumise au droit et assujettie à la loi – qui garantit l’égalité entre les citoyens. L’administration a ainsi conquis un pouvoir de fait, dont la légitimité provient de sa compétence et de son impartialité. L’ensemble étant garanti, dans sa cohérence et sa pérennité, par un processus de gestion des carrières qui peut s’apparenter à une forme de méritocratie.
Pourtant, ce système paraît se détricoter sous nos yeux. D’abord lent et presque insidieux, ce phénomène amorcé voici quelques décennies s’est accéléré ces dernières années. Il ne serait, par exemple, jamais venu à l’idée de Charles de Gaulle de nommer à des postes de responsabilité dans l’administration une personne qui ne soit pas issue des corps correspondants. Les grands commis de l’Etat gaullien, les Delouvrier, les Pisani, les Guillaumat, étaient ingénieurs des Mines ou des Ponts. Il était inconcevable qu’un ambassadeur ne soit pas de « la Carrière », ni qu’un général ne sorte pas de St Cyr. Mais, peu à peu et au gré des caprices des nouveaux dirigeants et à leur expérience du pouvoir, l’habitude s’est prise de nommer, par divers artifices, des affidés dans la fonction publique, et bien souvent à des postes surdimensionnés par rapport aux mérites et aux états de service des impétrants.
La décentralisation a consacré cette pratique pour les organes de gouvernance locaux. La loi prévoit que les cadres dirigeants des collectivités territoriales sont choisis librement par les exécutifs élus, et révocablesad nutum.
Au niveau national, la création foisonnante des agences et autres AAI (autorités administratives indépendantes), qui sont dépositaires de pouvoirs et de financements sans cesse croissants, ceci aux dépens des administrations traditionnelles et de la justice, confirme le démantèlement des corps de l’Etat et la perte du pouvoir des administrations classiques. Bien entendu, les responsables de ces nouvelles institutions sont nommés de façon discrétionnaire par l’exécutif qui, cette année, n’a pas hésité à faire glisser davantage le curseur en faveur d’une plus grande concentration des nominations, sans se soucier de la perception népotique qui s’en dégage.
Ainsi, les consuls importants et les recteurs seront désormais nommés par le Président de la République, alors que la tradition voulait que ce soit l’administration qui choisisse en son sein, et avec des critères impartiaux, ses meilleurs éléments pour occuper ces postes prestigieux et à forte responsabilité. L’étape suivante est connue : bientôt, ces postes seront attribués à quelques fidèles en récompense de services rendus. Un grand classique. En d’autres temps, cela s’est terminé place de la Concorde, sur un échaffaud.
Ainsi, peu à peu, se déchire le contrat qui unissait l’Etat à ses serviteurs (un engagement de tous les instants et une rémunération convenable, contre une garantie de carrière et l’indépendance d’esprit), et le contrat de confiance qui unissait le service public à la Nation (un service égalitaire en échange de la confiance des citoyens).
La suite peut s’esquisser sans grande peine. La fonction publique, telle que l’avait conçue les républicains barbus de la IIIeRépublique, est en train de disparaitre. Cela emporte deux conséquences.
D’une part, plus rien ne s’opposera à un exécutif omnipotent. Seule restera l’institution judicaire pour tenter d’équilibrer ce pouvoir. Mais la Justice elle même est bien fragilisée. A la fois par un manque criant de moyens, qui la place dans les derniers rangs des pays de l’OCDE, et par des assauts répétés pour inféoder les procureurs au pouvoir exécutif. Dernière illustration en date, cet été, les candidats au poste de procureur de Paris ont été reçus à Matignon, à contre-pied de toutes les traditions, pour un « entretien d’embauche ». Certes, les procureurs ne rendent pas la justice stricto sensumais, sauf constitution de partie civile, ils décident de l’opportunité des poursuites. Prendre l’habitude de nommer les procureurs, c’est changer la nature de l’institution judiciaire « à la française », même si les juges du siège restent indépendants. Il faudrait alors, pour aller au bout du raisonnement, séparer les deux corps, celui du siège et celui du parquet.
La deuxième conséquence est plus pernicieuse encore. Sans une forte rigueur de fonctionnement interne, il faut redouter que la fonction publique perde graduellement ses vertus d’intégrité, de compétence, d’impartialité et de sens du service public. Commence alors l’ère de l’administration par copinage ou népotisme, on y prospérera par protection, et on y occupera les fonctions de responsabilité par fidélité plus que par compétence et abnégation.
A ce rythme, dans dix ans, notre administration ressemblera à celle pays dont nous raillons la fonction publique, comme l’Italie ou la Grèce. Dès lors, il n’est pas impossible d’imaginer que les Français, comme aujourd’hui les Italiens, iront se faire soigner à l’étranger, faute d’un hôpital public organisé dans l’intérêt des populations. Alors, l’obtention d’un papier sera soumise à des pots de vin. Alors, les groupes mafieux infléchiront les décisions publiques. Et alors, les ponts cèderont comme par accident.
Il est cependant encore possible d’éviter le pire, mais il devient urgent de réagir car si cette évolution était conduite à son terme, elle risquerait d’être irréversible. Le réveil serait d’autant plus brutal qu’elle n’a fait l’objet d’aucun débat et qu’en dépit d’un habillage « nouveau monde », les Français n’ont ni choisi ce modèle d’administration, ni plébiscité la fin de cette patiente construction méritocratique.
L’enjeu est considérable et si nos dirigeants actuels veulent bel et bien imposer un nouveau modèle d’administration, il faut sortir de l’ambiguïté et de ces petites manœuvres pointillistes qui, en aucun cas, ne s’inscrivent dans la nature des choses. Face à une telle perspective de changement de société et à cette profonde remise en cause de l’équilibre des pouvoirs, le débat ne saurait être tranché que par le seul référendum, sauf à accepter que la France devienne un pays autoritaire.