L’équilibre des pouvoirs : déclinaison française.
Par Xavier D’Audregnies, membre de Synopia.
Les philosophes des Lumières, Montesquieu en tête, avaient théorisé la séparation des pouvoirs : pour que le régime soit démocratique, il faut éviter que l’institution qui fait la loi, celle qui l’applique et celle qui juge de ses éventuels manquements, soient confondues.
Cela nous semble aller de soi. Mais dans l’Europe d’ancien régime, c’était prêcher à rebours de toutes les pratiques, et même de toutes les représentations mentales. À cette époque, celui qui a LE pouvoir dispose de tous les pouvoirs. C’est ainsi et de toute éternité. L’unicité du pouvoir ne se discute pas, pas plus que l’unicité du divin.
La séparation des pouvoirs n’a, dans les faits, jamais fonctionné. Il est matériellement impossible de rendre étanches des institutions qui ont le même objet (la société à faire fonctionner), la même légitimité (le peuple souverain), qui puisent leurs moyens à la même source (le budget de la nation), et qui doivent par la force des choses collaborer au quotidien. Dans la pratique, on a plutôt laissé de côté l’idée utopique de séparation des pouvoirs pour rechercher, non sans quelques difficultés, à atteindre l’équilibre des pouvoirs.
L’équilibre des pouvoirs est un fonctionnement moins exigeant que la séparation des pouvoirs. C’est en quelque sorte la « version dégradée », pour employer le langage des militaires ou des ingénieurs. L’idée consiste à faire en sorte que les différents pouvoirs s’équilibrent mutuellement, afin de limiter le risque d’absolutisme.
« Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », écrivait Montesquieu.
Chaque pays a, avec son histoire et son génie propres, organisé ses institutions pour parvenir à cet état d’équilibre. Les Etats-Unis, pays neuf et souhaitant créer à partir d’une feuille blanche des institutions idéales et éternelles, ont échafaudé une machinerie complexe et subtile visant à compenser chaque parcelle de pouvoir par une autre, d’une nature différente. C’est le fameux « checks and balances » américain. Le Royaume Uni, issu d’une longue histoire et d’une longue évolution institutionnelle, a préféré conserver la famille royale, symbole de la nation, donner un pouvoir fort au parlement et en tempérer sa toute-puissance par le respect absolu des traditions juridiques issues de l’histoire (la common law).
La France a eu une autre histoire politique. L’acte fondateur qu’a été l’exécution de Louis XVI (héritier du pouvoir absolu mis au point par son aïeul Louis XIV), a conduit à ce que le pouvoir exécutif ne puisse plus jamais être considéré comme un pouvoir anodin. Soit on redoutait le retour de l’absolutisme et la perte des libertés, soit on regrettait sa stabilité et son efficacité supposée. La France a donc sans cesse oscillé entre des régimes d’assemblée (les premières constitutions de l’époque révolutionnaire, les IIIe et IVeRépubliques), et des régimes à prééminence exécutive (le consulat, l’Empire, la VeRépublique). Elle n’a pas réellement su trouver un équilibre apaisé entre l’exécutif et le législatif, ni la place pour un pouvoir judiciaire indépendant, ferme et établi.
Dans les deux cas, il y manquait un contrepouvoir. La France a donc imaginé un contrepouvoir pouvant se dresser aussi bien contre l’impuissance du régime d’assemblée, que contre la toute-puissance d’un exécutif fort. Ce contrepouvoir, c’est l’administration d’Etat, et notamment la haute-administration dont la montée en puissance a commencé sous la monarchie (Colbert a créé nombre de grands corps de l’État qui existent encore aujourd’hui), et que la IIIeRépublique s’est évertuée à développer et à affermir.
Depuis le milieu du XXesiècle, le pouvoir exécutif – en réalité, le seul président de la République – dispose d’un pouvoir quasi absolu, limité seulement par la confiance du peuple. C’était la conception gaullienne de la République, les institutions de 1958 ne valant selon lui que pour la France, à cause de son histoire, de son peuplement et de sa géographie. Il précise sa pensée dans la célèbre conférence de presse du 31 janvier 1964 :
« L’esprit de la Constitution nouvelle consiste, tout en gardant un Parlement législatif,
à faire en sorte que le pouvoir ne soit plus la chose des partisans, mais qu’il procède directement du peuple, ce qui implique que le chef de l’Etat, élu par la nation,
en soit la source et le détenteur (…) Le Président est évidemment seul à détenir
et à déléguer l’autorité de l’Etat. (…). L’autorité indivisible de l’Etat est déléguée toute entière au président par le peuple qui l’a élu, et il n’y en a aucune autre, ni ministérielle, ni civile,
ni militaire, ni judiciaire, qui ne puisse être conférée ou maintenue autrement que par lui. ».
De facto, le seul contrepouvoir qui équilibre l’exécutif, ce n’est ni le Parlement qui, sauf exception, est dirigé par une majorité qui dépend du Président ; ni le pouvoir judiciaire, qui ne parvient pas à s’ériger en contre-pouvoir crédible ; ni même la presse, que l’on a cru un instant capable de constituer un « quatrième pouvoir » et qui appartient désormais à de puissants intérêts privés. Ce contrepouvoir ne peut donc être que le pouvoir des « experts », des « techniciens » qui peuplent les administrations.
L’histoire singulière de la France a voulu que ce soit le pouvoir politique lui-même, conscient de la nécessité d’un « contrepoison » pour la survie de la démocratie, qui ait fabriqué ce contrepouvoir au sein même du pouvoir exécutif, en créant les « grands corps » de l’Etat. Ce sont ces mêmes grands corps dont le magistère est, assez paradoxalement, vilipendé aujourd’hui par le monde politique.
L’administration de l’Ancien régime était, par nature, corrompue et ouverte aux intérêts privés. Les privilèges de la noblesse et du clergé, l’absolutisme royal, l’infaillibilité papale, la vénalité des charges sont quelques-unes des caractéristiques d’un système qui fut dévoyé et peu soucieux du bien commun. La République a dû effectuer un long et difficile travail pour bâtir une administration et des services publics efficaces et égalitaires. Il en allait de la survie du régime, menacé tout au long du XIXesiècle par les royalistes et les bonapartistes qui n’avaient pas renoncé. Les républicains savaient que « la Gueuse » devait prouver sa validité pour acquérir sa légitimité. Il lui a fallu construire de toutes pièces des corps de techniciens incontestables dans leur domaine, pouvant valider les choix politiques. Cela fut l’œuvre tenace de milliers d’hommes, célèbres ou anonymes, qui ont bâti l’Instruction publique, les Ponts et Chaussées, le Chemin de fer, la Poste ou encore la Sécurité Sociale, dans un rêve commun de progrès social et de justice.
Pour ce faire, il a fallu imaginer des méthodes de fonctionnement qui permettent la réalisation de ce programme. Il s’agissait de constituer des corps d’experts à la compétence reconnue, garantie d’efficacité ; à la probité et à la neutralité également irrécusables, garantie de la poursuite de l’intérêt général ; et accessible à tous les citoyens sous seule condition de mérite, garantie de l’égalité républicaine.
L’atteinte de ces objectifs (compétence et efficacité, probité et neutralité, égal accès) reposait sur la conviction qu’il fallait recruter les meilleurs de chaque génération pour le service de l’Etat, les fidéliser, et leur éviter toute influence extérieure à l’intérêt public. Ces idées se sont peu à peu cristallisées dans ce qui est devenu le statut de la fonction publique, qui s’est codifié autour d’une double logique : exigeant pour élever la qualité du service public rendu et protecteur afin d’éviter les tentations.
Parmi les principales dispositions de ce statut figurent des procédures de recrutement et de promotion strictes, transparentes et impartiales ; le contrôle pointilleux et constant de l’action des fonctionnaires ; la disponibilité des fonctionnaires ; la mobilité géographique et fonctionnelle à la discrétion de l’administration ; la garantie de l’emploi ; les carrières indépendantes des vicissitudes politiques.
Le statut de la fonction publique est ainsi à la base d’un double contrat. Celui que la fonction publique noue avec l’Etat employeur : de fortes garanties d’emploi contre une loyauté et une disponibilité sans faille. Celui que la fonction publique noue avec la nation : une confiance absolue contre un service de qualité et égalitaire.
C’est ainsi que, grâce à sa compétence, à sa probité et à sa neutralité, l’administration s’est peu à peu érigée en contre-pouvoir légitime. Le jeu de « check and balance » à la française mettait en jeu un pouvoir politique fort, contrebalancé par une administration solide, tirant son pouvoir d’influence d’une tradition ininterrompue de service de l’intérêt général, véritable gage de confiance avec la population.
Dans le système républicain français, c’est l’administration, intervenant dans le cadre d’un Etat de droit – c’est à dire d’un Etat où la puissance est soumise au droit et assujettie à la loi – qui garantit au jour le jour l’égalité entre les citoyens. L’administration a ainsi conquis un pouvoir de fait, dont la légitimité provient de sa compétence et de son impartialité.
Pourtant, ce système paraît se détricoter sous nos yeux. D’abord lent et presque insidieux, ce phénomène amorcé voici quelques décennies s’est accéléré ces dernières années. Il ne serait, par exemple, jamais venu à l’idée de Charles de Gaulle de nommer à des postes de responsabilité dans l’administration une personne qui ne soit pas issue des corps correspondants. Les grands commis de l’Etat gaullien, les Delouvrier, les Pisani, les Guillaumat, étaient ingénieurs des Mines ou des Ponts, issus des concours de la fonction publique, ayant étudié dans les écoles de la République, et ayant suivi le cursus honorum de leur corps d’origine. Il était inconcevable qu’un ambassadeur ne soit pas de « la Carrière », ni qu’un général ne sorte pas de St Cyr.
Mais, peu à peu et au gré des caprices des dirigeants successifs et de leur expérience du pouvoir, l’habitude s’est prise de nommer, par divers artifices, des affidés dans la fonction publique, et bien souvent à des postes surdimensionnés par rapport aux mérites et aux états de service des impétrants.
La décentralisation, depuis 1982, a été le premier coup porté au pouvoir autonome de la fonction publique. La loi prévoit en effet que les cadres dirigeants des collectivités territoriales sont choisis librement par les exécutifs élus, et révocables ad nutum. Or, la fonction publique territoriale est, décentralisation oblige, à peine inférieure numériquement à la fonction publique d’Etat (2 millions d’agents contre 2,5 millions). C’est donc presque la moitié des hauts fonctionnaires qui sont de cette façon nommés, évalués, et éventuellement remerciés par le pouvoir politique, donc complètement à sa merci.
Au niveau national, la création foisonnante des agences et autres AAI (autorités administratives indépendantes), qui sont dépositaires de pouvoirs et de financements sans cesse croissants, confirme le démantèlement des corps de l’Etat et la perte du pouvoir des administrations classiques. Bien entendu, les responsables de ces nouvelles institutions sont nommés de façon discrétionnaire par l’exécutif.
Enfin, le nombre des nominations de hauts-fonctionnaires nommés par l’exécutif n’a cessé de croitre au fil des ans. C’est le président Mitterrand qui décida par décret, à la veille de l’élection législative de 1986 (qu’il savait perdue), de multiplier par dix le nombre de hauts fonctionnaires nommés directement par décret présidentiel. Plus récemment, il a été acté que les consuls importants et les recteurs seraient désormais nommés par le Président de la République, alors que la tradition voulait que ce soit l’administration qui choisisse en son sein, et avec des critères impartiaux, ses meilleurs éléments pour occuper ces postes prestigieux et à forte responsabilité.
Dernier avatar, une loi d’aout 2019 permet maintenant au gouvernement de nommer aux postes de direction de l’administration des contractuels, ce qui permettra demain de désigner à peu près n’importe qui sur ces postes. D’année en année, le curseur glisse davantage en faveur d’une plus grande concentration des nominations à la main de l’exécutif.
Cette concentration a des conséquences désastreuses. En premier lieu, se développe dans l’opinion une forte impression de dérive népotique. En second lieu, l’accumulation des nominations de hauts-fonctionnaires sur le principal critère de la fidélité (plutôt que la recherche tenace d’un professionnalisme robuste acquis au prix d’une sélection rigoureuse, d’une formation solide et de l’expérience accumulée) conduit à un appauvrissement rapide et difficilement réversible de la compétence globale de l’administration.
Ainsi, peu à peu, se déchire le contrat qui unissait l’Etat à ses serviteurs (un engagement de tous les instants et une rémunération convenable, contre une garantie de carrière et l’indépendance d’esprit), et le contrat de confiance qui unissait le service public à la Nation (un service égalitaire en échange de la confiance des citoyens). La suite peut s’esquisser sans grande peine. La fonction publique, telle que l’avaient conçue les républicains barbus de la IIIeRépublique, est en train de disparaitre en tant que contrepouvoir. Dès lors, plus rien ne s’opposera à un exécutif omnipotent. Seule restera l’institution judicaire pour tenter d’équilibrer ce pouvoir. Mais la Justice, elle-même, est bien fragilisée : à la fois par un manque criant de moyens, qui la place dans les derniers rangs des pays de l’OCDE, et par des assauts répétés pour inféoder les procureurs au pouvoir exécutif.
La France ne disposera bientôt plus d’équilibre des pouvoirs. Seul restera le pouvoir exécutif. Dans ces conditions, il n’y a plus qu’à espérer (qu’à prier ?) qu’il ne tombe aux mains d’une équipe sans scrupules, et d’individus sans morale personnelle. Sans plus de frein institutionnel, c’est la démocratie elle-même qui serait alors en péril.
Par Xavier d’Audregnies.