Les Anciens pensaient que chaque matériau de l’univers est le fruit d’une combinaison en proportions variables des 4 éléments de base : Eau, Air, Terre et Feu. Comme toute tentative de description de l’Univers, celle-ci est bien entendu fausse. Elle a cependant le mérite de proposer une explication holistique du monde, et, de pressentir la systémique en mettant le doigt sur les interactions entre les différents éléments. C’est déjà beaucoup.
Dans le même esprit, et sans plus de rigueur scientifique, la gouvernance d’une communauté humaine pourrait également être ramenée à la combinaison de 5 éléments premiers : le temps, l’espace, l’énergie, la matière et l’information. Une civilisation se caractériserait par la façon dont elle gère son rapport avec chacun de ces éléments, et avec la combinaison de ceux-ci.
Par exemple, le temps. Dans chaque société humaine, le temps possède une valeur différente aussi bien pour les individus que pour le groupe. Le visiteur est toujours étonné de constater qu’en Afrique, ou en Asie, le temps semble n’avoir pas la même valeur qu’en Europe. Nous avons tendance à penser que si nous sommes davantage pressés qu’eux, parce que dans notre civilisation fondée sur la productivité, chaque seconde compte. En somme, nous serions plus rationnels et plus efficaces.
Et pourtant… Nous gaspillons quotidiennement des millions d’heures dans les transports, dans les bouchons pour les plus aisés, dans le métro pour le plus grand nombre. Nous travaillons tous de 9h00 à 18h00, du lundi au vendredi, ce qui nous conduit à utiliser en même temps les équipements collectifs, lesquels restent sous-utilisés le reste du temps. Nous travaillons dur pendant 40 années, puis, du jour au lendemain, cessons toute activité. Les trois quarts d’entre nous travaillent beaucoup, mobilisant toutes leurs énergies à leur ouvrage, tandis que le dernier quart, au chômage, recherche désespérément une activité. Ces quatre exemples, parmi d’autres, montrent que l’organisation du temps résulte de choix implicites de la collectivité, et qu’elle est donc une question de gouvernance (la gouvernance est la somme des décisions collectives d’une société humaine). Ce n’est pas, comme on voudrait le croire, une question qui admettrait une solution rationnelle : à vrai dire, notre société occidentale, par le choix du gaspillage énorme de temps – qui semble aller en augmentant – montre plutôt sa faible rationalité et sa médiocre productivité !
La gestion du temps est donc un sujet intéressant la gouvernance ; une bonne gouvernance devrait rechercher une meilleure satisfaction de tous, par une organisation optimisée du temps. Ce n’est pas une question anodine que de rendre à chacun plusieurs heures par jour disponibles, d’éviter de faire des queues interminables, et de rentabiliser davantage les équipements. C’est même l’occasion de donner un sens à la vie. Comme disait le Petit Prince au businessman : « Moi, si j’avais 53 minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine ».
De la même façon, la façon dont une société humaine gère son espace signe ses choix implicites. Par exemple, la différence est éclatante entre les villes et villages anciens d’Europe, serrés derrière leurs remparts, et les villes des nouveaux mondes, qui étalent sur des aires gigantesques leurs zones pavillonnaires ponctuées çà et là de centres commerciaux. La différence est tout aussi frappante entre les immenses champs de céréales des grandes plaines européennes ou américaines, et les rizières en terrasse de certaines régions d’Asie, qui utilisent chaque centimètre carré disponible, ou une oasis saharienne qui maximise horizontalement et verticalement l’usage de l’eau et du soleil.
On voit sur ces exemples que le rapport d’une communauté humaine à son espace est l’objet de choix, qui arbitrent de facto entre un optimum collectif et des satisfactions individuelles. Fernand Braudel, dans sa « Grammaire des civilisations », décrit de façon éblouissante comment l’Europe avec le blé, l’Asie avec le riz, l’Amérique précolombienne avec le maïs et l’Afrique avec le sorgho, ont historiquement organisé leur espace ; il montre aussi comment les systèmes politiques respectifs en sont largement le produit. L’utilisation de l’espace est bien une question majeure de gouvernance.
Le raisonnement pourrait se poursuivre avec l’énergie, la matière, et l’information. A chaque fois, la façon dont une société traite de son rapport avec l’élément en question (comment utilise-t-on l’élément ? qui décide de l’attribution ? selon quels mécanismes ? qui arbitre les conflits d’usage ? selon quelles règles ?) n’est ni prédéterminée, ni neutre. Elle résulte de choix explicites ou implicites, de rapports de force historiques ou de croyances.
Le raisonnement pourrait aisément se poursuivre avec les couples d’éléments, pris deux à deux. Par exemple, la gestion du couple « temps-espace » fonde des politiques de déplacement, d’aménagement du territoire, de mobilité, d’infrastructures de transport, et de logement. Deuxième exemple : la gestion du couple « espace-matière » peut conduire à des choix aussi différents que celui de la société romaine antique qui proposait des thermes ou des latrines collectifs, et le nôtre qui privilégie salles de bain et WC privatifs. Troisième exemple, la gestion du couple « énergie-information » : Jeremy Rifkin, dans son récent ouvrage « La troisième révolution industrielle » développe une séduisante théorie selon laquelle les contraintes environnementales et les possibilités nouvelles offertes par les techniques de gestion de l’information devraient déclencher une révolution économique et amener un fonctionnement de la société complètement différent de celui que nous connaissons.
En définitive, la théorie des cinq éléments fournit bel et bien une représentation féconde de la gouvernance. Réfléchir aux rapports que nous entretenons, individuellement et collectivement, avec l’espace, le temps, l’énergie, la matière et l’information, et avec les couples de ces éléments conduit à remettre en question les choix qui ont été faits jusqu’ici. Cette démarche serait probablement plus fructueuse que les actuels débats qui s’appuient sur d’autres représentations de la réalité – beaucoup moins descriptifs, explicatifs et opératoires – que sont les indicateurs macro-économiques, ou sur l’apparence de la gouvernance que sont les institutions participant au gouvernement. Décrire avec objectivité et lucidité notre rapport au temps, à l’espace, ou à l’énergie en dit probablement plus long sur l’état de notre gouvernance que les chiffres du PIB et du déficit budgétaire, ou que l’énoncé de la constitution et des principes généraux du droit.
On pourrait ainsi imaginer qu’un programme électoral futur rassemble les modifications dans notre rapport à chacun des cinq éléments que le candidat propose. Ces propositions auraient été, bien entendu, mûries par des think tanks, ordonnées par ordre de priorité, et traduites en termes d’action. Ce serait, à proprement parler, de vrais choix de société.
La théorie antique des quatre éléments laissait bien sûr deviner l’existence d’un cinquième (la « quintessence », le « vide », l’ « éther »), élément mystérieux qui était cependant nécessaire à l’équilibre du Tout. De même, la théorie de la gouvernance ramenée à la gestion des cinq éléments doit inévitablement en envisager un sixième, indéfinissable mais indispensable. Ce « sixième élément », que l’on pourrait nommer la citoyenneté, c’est le ciment invisible d’une communauté humaine, la volonté de ses membres de vivre ensemble, son affectio societatis en quelque sorte, qui lui permet d’assumer ses choix et de faire Nation.
Xavier d’Audregnies