Le diable se niche dans les détails. Et, parfois, en voulant bien faire, on déclenche une catastrophe. La lutte contre les discriminations est, à cet égard, un champ de mines particulièrement sournoises.
Il y a une dizaine d’années, le Premier Ministre Lionel Jospin, décidait, par une circulaire qui fit grand bruit, de féminiser les noms de « métiers, fonctions, grades ou titres ». Il conviendrait désormais de parler de députée, préfète, rectrice, factrice, etc., lorsque le titulaire était une femme. Cette circulaire provoqua la fureur de l’Académie française, qui fit remarquer que les fonctions étant neutres (le masculin et le neutre latins se sont fondus dans le masculin français), il convenait de conserver ce mot neutre pour désigner les fonctions. L’auguste assemblée ajoutait que c’était ès-qualités que le ou la titulaire agissait : une dame ministre peut bien signer une circulaire, celle-ci conservera sa force juridique lorsqu’un monsieur lui succédera, c’est donc bien le dépositaire « asexué » de l’autorité qui signe et non la personne physique ; de même un appel à candidatures parlera d’un poste de directeur ou de policier sur lequel postuler, sans préjuger de qui sera retenu (ou retenue !). L’Académie française faisait cependant valoir que si certaines professions avaient pu voir naitre leur féminin (ex : institutrice, infirmière), il convenait pour les nouvelles de laisser l’usage en consacrer la pratique et de ne point légiférer de façon autoritaire et intempestive.
C’était parler avec bon sens. Ce bon sens ne fut pas entendu, et la circulaire entra en vigueur, sous la pression des associations féministes qui lisaient dans le masculin des fonctions et des titres, l’ombre portée d’un machisme qu’il fallait décidément éradiquer. Cette circulaire fut plus ou moins bien appliquée. Parfois parce que le féminin était décidément indicible (« sapeuse-pompière »), parfois par simple orthodoxie grammaticale (par exemple, Mme Alliot-Marie souhaita délibérément être appelée « Madame le ministre »).
Cependant, peu remarquèrent que le raisonnement conduisant à rechercher la féminisation systématique du caractère neutre d’une fonction ou d’un métier peut très bien être convoqué – égalité des sexes oblige – pour masculiniser d’autres fonctions ou d’autres métiers. En effet, personne ne s’alarme que dans le vocabulaire militaire, un soldat puisse une sentinelle, ou une estafette. Et ce, de longue date, même lorsque seuls les garçons « faisaient leur régiment ». De même, il est reconnu que Johnny Hallyday, bien qu’étant un symbole achevé de virilité, est une immense vedette, après avoir été une idole pour la jeunesse ; et que Ronaldo est une star du football. Probablement faudra-t-il créer les mots sentineau, estaffeau, vedet, et idou…
Tout cette gesticulation serait assez ridicule s’il elle ne portait en germe des développements, chez d’autres catégories s’estimant discriminées, bien plus dangereux pour l’équilibre de la société.
On commença à le percevoir lorsque des décisions préfectorales interdirent des crèches de Noël dans des lieux publics, au nom de la laïcité. Pourquoi pas ? En effet, la puissance publique n’a pas à s’associer à une religion. Ainsi fut donc fait. Mais il y eut quelques esprits pour noter que les cloches des églises sonnent chaque heure dans l’espace public ; que les noms des communes sont souvent à connotation catholique (Notre Dame de XX, St Marcelin, St Pourçain, St Michel, Ste Colombe,etc. ), et qu’il conviendrait donc , au nom de la laïcité, de corriger promptement ces errements.
En poussant le raisonnement à ses limites, on pourrait aller plus loin dans la même veine et entreprendre de modifier la langue française. Ainsi, la locution « Dieu merci ! » devrait être, soit déclarée illégale, soit remplacée par la plus neutre et plus œcuménique : « Dieu/Allah/Yahvé, merci ! ». De même les expressions : « Après moi, le Déluge », « méchant comme les sept plaies d’Egypte », « savoir distinguer le bon grain de l’ivraie », « la paille et la poutre», « je m’en lave les mains », et bien d’autres, qui sentent trop leur catéchisme, devraient être proscrites.
Le piège est le même chaque fois que l’on veut légiférer en matière de discrimination. Par exemple, les textes élevant au rang de délit pénal les insultes ou les comportements homophobes, ou ceux à caractère antisémite et raciste, partent d’un souci louable de montrer à tous les limites de ce qui est admissible, de protéger les victimes, et de sanctionner les auteurs. De même, les lois « mémorielles ».
Cependant, légiférer sur ces sujets présente plusieurs inconvénients :
Tout d’abord, où s’arrêteront l’insulte et la catégorisation de la société ? Depuis la nuit des temps, les petits et les gros sont moqués dans les cours d’école : devra-t-on faire une loi pénalisant les insultes de « minus » et de « bouboule » ? De même, s’il est certes détestable d’être moqué pour ses caractéristiques physiques ou mentales supposées, il est probablement encore plus dangereux pour l’équilibre social de découper la Nation en sous parties, chacune confinée dans ses caractéristiques (les Juifs, les homos, les Noirs, etc.). Il n’est pas sûr que la victimisation généralisée réclamée par le politiquement-correct soit, sur le long terme, une avancée pour le vivre-ensemble.
En second lieu – les événements de terrorisme récents liés à des caricaturistes l’ont hélas mis en évidence –, l’interdiction d’offenser quelqu’un en raison de sa religion (ou d’une autre de ses caractéristiques) percute de plein fouet le droit à la caricature. La tentation est forte en effet de professer que la caricature ne doit « pas exagérer », ni « être offensante ». Ceci revient à signer l’arrêt de mort de la caricature et de l’expression libre de la presse. Combien d’hommes publics ont été croqués en exagérant leur petite taille, leur nez trop gros, leurs oreilles décollées ? Pourquoi dès lors s’interdire de caricaturer aussi les idées politiques ou les croyances religieuses ? En ce sens, les textes qui pénalisent les insultes liées à la religion tendent à donner un contenu à la notion de blasphème, et reviendraient à dire qu’il est interdit de dire et d’écrire ce que quelqu’un d’autre peut trouver offensant pour ses propres idées ou convictions…
Enfin on ne pourra jamais empêcher les individus de penser ce qu’ils veulent. D’autant que, pour eux, si cette opinion est interdite, c’est, bien entendu, parce qu’elle relève d’un complot savamment ourdi pour taire la réalité… Alors, autant que les gens s’expriment, et que l’on essaie de les persuader, par la pédagogie, avec des preuves et des arguments scientifiques. C’est plus long, plus difficile, mais plus civilisé : il vaut toujours mieux parier sur l’intelligence que sur la contrainte.
En ces matières, on ne saurait trop recommander de réfléchir à deux fois avant de produire des textes normatifs : « Les lois extrêmes dans le bien font naître le mal extrême », disait Montesquieu.
Xavier d’Audregnies