Lorsqu’on parcourt les multiples définitions qui ont pu être données de la gouvernance, appliquée aux affaires publiques, il ressort nettement l’impression que ce concept cherche à se situer, non pas dans le champ politique, mais dans le champ managérial. La gouvernance serait une technique, un savoir-faire, une modalité d’action. L’étymologie plaide en ce sens : gouverner, gouvernail, gouvernement… La gouvernance serait donc l’appareil qui permettrait au gouvernement de … gouverner, un peu comme le gouvernail permet au barreur de diriger son bateau. Le mot serait donc neutre et la gouvernance serait une technique : il y aurait la bonne gouvernance, et la mauvaise, comme il y a la bonne gestion d’une entreprise (celle qui permet de faire des bénéfices) et la mauvaise (celle qui accumule les pertes).
Après tout, cette vision est envisageable : il y a beaucoup de similitudes entre la gestion d’une grande administration et celle d’une grande entreprise. Pour prendre un exemple, il n’y a pas une façon de gauche et une façon de droite de ramasser les ordures ménagères…. Cette approche visant à l’efficience voudrait que l’on confiât la conduite des affaires publiques à des professionnels, formés à cela. Cependant, cela choque nos convictions les plus intimes : les affaires publiques dans une démocratie ne doivent elles pas être dirigées par les élus du peuple souverain ? Alors, au fond, la gouvernance, est ce de la politique ou de la technique ? Ce débat est éminemment actuel, et il sera crucial dans les années à venir, par la nécessité de réformer le fonctionnement des services publics pour faire « mieux avec moins ». Dans ce débat, il convient d’essayer de clarifier les choses et de ne pas confondre les différents niveaux, ni les différentes façons (juridique, managériale, philosophique, politique..) d’envisager la gestion des affaires publiques. Le paysage s’est en effet passablement embrouillé depuis que nos institutions nationales ont été créées (début du XIXe siècle pour les plus anciennes, 1958 pour les plus récentes), et la décentralisation de la fin du siècle dernier n’a fait qu’ajouter encore à la confusion.
Pour aller directement à l’essentiel, il faut se poser la question : qu’est ce qui relève du champ politique, et qu’est ce qui relève du champ technique ? On comprend en effet que d’une part la décision doit appartenir aux élus, eux-mêmes responsables devant l’électorat ; et que d’autre part l’application de cette décision doit relever des techniciens. La question est donc celle du niveau où situer le curseur. D’un côté, il faut éviter que le décideur politique se noie dans des questions trop techniques, au risque de perdre sa hauteur de vue; d’un autre côté, il ne faut pas que sous prétexte d’impossibilité technique de faire autrement, le technicien s’arroge subrepticement la décision politique….
La question s’est notamment, et de longue date, posée pour la conduite de la guerre. Sans remonter à la Convention qui dépêchait des « commissaires aux armées » pour surveiller les généraux, ni à Clémenceau pour lequel la guerre était « une affaire trop importante pour être confiée aux militaires », l’époque récente a vu se dérouler un bras de fer feutré entre les gouvernements et les hiérarchies militaires pour fixer la limite entre ce que les militaires appellent « la décision politique » et « l’engagement opérationnel », bras de fer tournant selon les époques à l’avantage de l’un ou de l’autre… Il semble que depuis quelques années, le point d’équilibre se soit peu à peu stabilisé.
C’est cette recherche du point d’équilibre optimal entre la décision et la mise en œuvre, entre le pouvoir du politique et le pouvoir du technicien, qu’il faut de la même manière, et sans a priori, mener dans l’ensemble du champ des affaires publiques. Cette recherche sera difficile et conflictuelle. Mieux que de longs développements théoriques, quelques exemples illustreront le propos et donneront quelques pistes de réformes permettant de réconcilier l’impérieux devoir de démocratie et la nécessaire efficience que seul permet le professionnalisme.
La gestion d’une collectivité locale fournit un premier exemple de l’intrusion du politique dans le champ des techniciens. Dans une municipalité, par exemple, c’est le maire (ou le président dans le cas d’une communauté de communes) qui est l’exécutif de la collectivité, ce qui signifie que c’est lui qui prend toutes les décisions et en assume la responsabilité. Tout le pouvoir procède de lui, il peut choisir de déléguer telle ou telle catégorie de décisions, et choisir à tout instant de reprendre cette délégation. De fait, dans la quasi-totalité des municipalités, délégation est donnée aux adjoints au maire, eux mêmes élus du conseil municipal. Ainsi, il y a un adjoint au service de l’eau, un adjoint aux transports scolaires, un adjoint aux sports, etc.
Or il existe également un directeur général des services (qui doublonne à l’évidence avec le maire), et des chefs de services sectoriels (eau, transports scolaires, sports, etc.) qui doublonnent avec les adjoints au maire. La question est : qui fait quoi ? Ou plutôt : Qui décide de quoi ? Qui est, en cas de problème, responsable et de quoi ?
En filigrane, apparaissent deux problèmes essentiels : le coût des services publics (deux décideurs coûtent plus cher qu’un seul, et si l’un est de trop, autant le supprimer), et la responsabilité en cas d’incident ou de contestation.
A l’évidence, en France, les « politiques » sont allés trop loin dans le champ des « professionnels ».
Un adjoint au maire, qui se trouve être pharmacien (ou vétérinaire, ou notaire,..), n’aura évidemment pas la même compétence, ni la même disponibilité pour gérer un service des eaux qu’un ingénieur en travaux publics chevronné…. Mais il prétendra néanmoins prendre toutes les décisions…
De même, un maire, quelques puissent être ses qualités, aura du mal à gérer au jour le jour une organisation de plusieurs milliers de personnes. Notamment, le personnel a besoin de savoir qui est son patron : le maire ? l’adjoint au maire qui dispose de la délégation ? le DGS ? En pratique c’est un peu les trois, et il en résulte un fonctionnement erratique (trois patrons, pas de patrons !), sauf si le maire se comporte en despote administratif et en tyran local, ce qui simplifie les choses, mais n’améliore pas l’efficacité…
Comment sortir de cela et trouver une solution qui concilie le pouvoir politique qu’il faut réserver, bien sûr, aux élus, et pouvoir opérationnel, à laisser aux professionnels ?
La réponse passe probablement par la mise en place d’un contrat, explicite ou implicite, donnant pouvoir au chef des services, avec des objectifs contrôlables, de mettre en œuvre une politique claire et lui assurant un temps de contrat suffisant pour mener sa tâche à bien.
C’est ce schéma qui prévaut en Allemagne et aux Pays-Bas, pays où l’exécutif n’est pas un élu, mais un manager choisi par l’assemblée locale, et pourvu d’un mandat explicite. L’assemblée suit, grâce aux indicateurs, la progression des dossiers, et vote régulièrement un « stop ou encore » au mandat de l’exécutif.
Il ne semble pas que ces deux pays aient à souffrir d’un déficit de démocratie… Autre avantage : les responsabilités sont clairement identifiées, et les tentations de corruption, réduites.
Le second exemple va illustrer, au contraire, comment les professionnels peuvent prendre une partie du pouvoir des politiques.
Les années 70 ont vu l’apparition, puis la prolifération des autorités administratives indépendantes (AAI). De quoi s’agit-il ? La création d’une AAI consiste à confier le soin de rendre les arbitrages que requiert une question de société (la gestion de l’expression audiovisuelle, la gestion des fichiers informatiques, la gestion des nouvelles possibilités offertes par la procréation artificielle, etc.) à un collège de professionnels. Cette démarche semble au premier abord raisonnable, s’agissant de domaines nouveaux, nécessitant une expertise difficile à acquérir. Or, il est évident que ces experts vont prendre des décisions et rendre des arbitrages qui vont être mécaniquement en faveur de la communauté professionnelle concernée, communauté qu’ils connaissent bien pour en faire partie. Cependant, rien ne dit que ces décisions et ces arbitrages seront ceux qui correspondent à l’optimum de satisfaction de l’ensemble de la population. Il est même vraisemblable que tôt ou tard, s’élargira un fossé entre l’intérêt général et les intérêts particuliers du secteur d’activité considéré, qui aura fonctionné en autocontrôle et autorégulation pendant des années….Or, c’est bien au mode de vie, au type de société dans laquelle nous voulons vivre que renvoient les questions d’informatique, de gestion des données personnelles, de bioéthique, de contrôle des médias….Ainsi, la multiplication des AAI peut être lue, du point de vue de la gouvernance, comme le passage d’une logique de l’intérêt général à long terme, à une logique de l’intérêt sectoriel à court terme, et comme un accaparement de débats politiques – au plus fort sens du mot – par les techniciens au détriment des politiques. Il est vrai qu’en l’occurrence, les politiques ne voyaient que des coups à prendre à s’emparer de ces sujets…..
Le troisième exemple montre comment la France parvient, en rajoutant une couche en définitive inutile, à éviter de s’interroger sur la façon de trouver le point d’équilibre entre politique et technique. Il s’agit de l’institution des cabinets. A l’origine composés de quelques (2 ou 3) conseillers politiques, les cabinets sont désormais pléthoriques (environ 20 conseillers par ministre) et se sont étendus à toute la sphère publique : il n’y a pas un maire rural ou un président de conseil général du plus petit département qui n’ait son cabinet… C’est ainsi – et cela coute cher – . Les membres des cabinets doublonnent évidemment avec les responsables administratifs, dont ils partagent souvent l’appartenance à un même corps, mais dont ils n’ont, bien souvent, ni la compétence, ni l’ancienneté. Leur seule qualité est d’être supposés plus fiables que les responsables administratifs. Voilà donc une catégorie de fonctionnaires mi-politique, mi-technique, qui tels la chauve-souris de la fable (« je suis oiseau : voyez mes ailes ; je suis souris : vivent les rats »), peuvent jouer sur les deux registres. L’institution des cabinets pourrait aisément être supprimée pour peu que les décideurs politiques d’une part nomment les hauts-fonctionnaires de leur choix (ils en ont parfaitement le droit), et d’autre part se décident à leur confier une feuille de route, éventuellement révisable, et des délais pour mener à bien leur mission. Il n’existe d’ailleurs pas de «cabinet », au sens où nous l’entendons, dans les autres pays démocratiques …
Voilà donc trois exemples de confusion entre ce qui relève du politique et ce qui relève du simple professionnalisme. On pourrait en convoquer d’autres (les juridictions « par les pairs » telles que tribunaux de commerce ou tribunaux de prud’hommes), les ordres professionnels (médecins, pharmaciens, avocats, …), et d’autres encore, on parviendrait au même constat de confusion entre « le politique » et « le technique ». Tracer une frontière, même difficile à trouver, même révisable, entre les deux domaines serait d’utilité publique : c’est la frontière qui existe entre « maitre d’ouvrage » (le commanditaire de l’ouvrage) et maitre d’œuvre (l’architecte), et qui seule permet de conduire un chantier. Cette clarification salutaire ferait gagner temps et énergie à tous les acteurs, et la transparence ainsi permise serait un immense gain pour la démocratie.
Par Xavier d’Audregnies