À bord de la Frégate « l’Ardente ».
Il est cinq heures du matin et l’Ardente file à 20 nœuds dans une mer déjà bien formée. Les prévisions météo annoncent un renforcement du vent pour les heures qui suivent. Le Lieutenant de vaisseau Frank est de quart.
Dans la nuit noire, le téléphone intérieur crépite : « Passerelle de Machine avant ! »
– Oui Passerelle, j’écoute !
– Passerelle, nous venons de détecter un début de voie d’eau sur le presse-étoupe de ligne d’arbres bâbord ! Une fuite que l’équipe de quart précédente nous a signalée lors de la relève, mais qui vient brutalement d’augmenter. Les pompes de cale permettent d’évacuer l’eau qui rentre, mais on ne peut pas tenir très longtemps sans intervenir.
– Machine, bien reçu !
– Passerelle, pouvez-vous ordonner de stopper la ligne d’arbres pour investiguer plus avant ?
– Bien reçu. Ligne d’arbres bâbord stop !
L’homme du transmetteur d’ordres affiche « stop » sur le transmetteur bâbord.
– Passerelle de machine. Merci, on se met au travail !
– Reçu machine. Faites au mieux. Je préviens le Commandant.
Frank sait que le Commandant ne dort jamais que d’un œil. Colas surgit en effet, interrogatif, ayant bien senti que la vitesse du bateau avait diminué.
– Frank, de quoi s’agit-il ?
– Bonsoir Commandant. Un début de voie d’eau sur le presse-étoupe de la ligne d’arbres bâbord.
– Je sais ! On en parle depuis l’appareillage de cette fuite.
– Oui, Commandant, mais la machine vient de prévenir que la fuite s’aggrave !
– Et pourquoi avez-vous donné l’ordre de ralentir l’allure ?
– C’est indispensable Commandant, si l’on veut réduire le débit de fuite, car on ne peut pas agir lorsque la ligne d’arbres tourne.
– Merci de me rappeler les fondamentaux !
Le Commandant Colas est furieux, et recadre son subordonné.
– Vous savez bien que nous avons une mission de toute première importance pour l’Ardente ! Vous le savez, non ?
Le bateau devait maintenir cette vitesse pour atteindre dans les meilleurs délais l’Ile de la Republic, et porter assistance à ses habitants.
– Je le sais bien Commandant, mais…
Un bon chef mécanicien ne dort pas… Il se repose. Cela n’étonne donc personne d’entendre la voix d’Alban sortir du téléphone intérieur interrompant l’officier de quart.
– Commandant c’est du sérieux ! Il faut stopper la ligne d’arbres et resserrer le presse-étoupe. Une opération qui nous prendra au pire trois heures.
– Mais enfin Alban, tu te rends compte de ce que tu me demandes ? Ralentir alors que la Republic nous attend !
– Oui Commandant, mais elle nous attendra bien plus longtemps si nous disparaissons sous les eaux…
Alban est le seul à bord à pouvoir faire de l’humour avec le Commandant. Un peu plus âgé que lui, c’est un homme de grand bon sens et dont la vie a affronté beaucoup de tempêtes, ce qui le rend respectable aux yeux de tous.
Le commandant en second qui ne dort, elle aussi, que d’un œil, émerge à son tour. Natacha est une fille brillante, ambitieuse et qui sait qu’il lui faudra gravir tous les échelons pour espérer un jour accéder au commandement de l’Ardente.
– Je confirme, Commandant. Nous n’avons pas le choix, il faut lutter contre cette voie d’eau au plus vite ! Sinon, dans les minutes qui viennent, nous ne maîtriserons plus rien. La météo n’est pas bonne pour les jours à venir et nous ne devons pas affaiblir le bateau.
À la passerelle, dans cette nuit où les silhouettes se serrent dans le noir, il ne manque plus que l’officier Opérations, Benoît.
Benoît aussi est un homme brillant. Décidément sur ce bateau, ils le sont tous ! Mais Benoît, à la différence de Natacha qui est une scientifique, est plutôt un homme de lettres. Ambitieux, il rêve aussi de gravir les échelons mais en adoptant une voie… différente. Quand Frank lui demande ce qu’est une « voie différente », il avoue ne pas toujours comprendre sa réponse…
Benoît intervient :
– Commandant, nous ne pouvons pas ralentir, notre mission est capitale et nous devons aussi tout faire pour juguler cette voie d’eau. Je propose donc de garder la ligne d’arbres bâbord embrayée tout en réduisant sa vitesse et d’exiger des mécaniciens qu’ils interviennent le plus efficacement possible pour resserrer le presse-étoupe. En aucune façon, il ne faut montrer à la mer qu’elle est la plus forte ; elle nous nargue déjà assez, et si nous réduisons la vitesse nous lui donnerons raison.
Il fait trop noir à la passerelle pour que Frank distingue la moue de Natacha. Mais Frank connait bien Natacha et devine cette moue désapprobatrice à l’énoncé d’un raisonnement qui est tout sauf scientifique, tout sauf adapté. Pour elle, la priorité est bien de juguler la voie d’eau au plus vite, étape indispensable pour prouver à la mer que l’on ne se laissera pas faire. Après on pourra reprendre la vitesse opérationnelle.
– Alors, Commandant ? interrogent au même moment Alban et Frank.
Mais aucune réponse ne vient, le Commandant a quitté la passerelle…
Et, comme personne n’ose prendre d’initiative, Benoît a le dernier mot :
– Frank, tu fais ré-embrayer la ligne d’arbres bâbord, tu règles la vitesse à 8 nœuds et tu ordonnes à la Machine de lancer les opérations. C’est clair ?! Je vais à la Machine leur expliquer ma démarche !
Non, ce n’est pas clair du tout ! Frank est abasourdi. Que veut-on ? Il ne comprend pas pourquoi les raisonnements qui lui semblaient sains d’Alban et de Natacha ont été confondus avec des raisonnements ampoulés, et l’on nage (pressentiment ?) dans l’ambiguïté. Il se demande surtout si les ordres de Benoît ne sont pas marqués du sceau de son ambition de réussir par une « voie différente ».
Car il en est persuadé, à rester dans l’ambiguïté, la mer finira par envahir le bateau et l’Ile de Republic pourra toujours attendre…
Moralité
Si la raison du plus fort est toujours la meilleure, celle du plus ambigu conduit l’arriviste à bon port et le navire au naufrage.
Amiral François Dupont