En matière de construction européenne, une question clé à poser est celle des attentes. Car l’Europe, contrairement aux Etats-Unis, n’est pas une valeur en soi qui s’impose sans discussion, même si symboliquement certains peuvent y être attachée. Les américains sont par définition un ’peuple élu’ ; les Etats-Unis incarnent le bien, et chacun y prête allégeance. L’Europe en revanche n’est pas une idée ou une institution qui s’impose comme une évidence. Ce n’est qu’un outil qui doit constamment justifier qu’il est affuté et pertinent. Pour faire simple, l’Europe c’est pour faire quoi, et y a-t-il d’autres moyens d’y arriver ? Face aux schémas européens possibles, chacun veut garder sa marge de manœuvre, son autonomie voire son indépendance.
L’Europe est par conséquent une construction lacunaire dont chaque brique a fait l’objet d’une discussion féroce, et in fine d’un compromis. Il est frappant de constater qu’à l’exception notable de la monnaie unique dont il faudrait analyser la genèse atypique, tous les domaines critiques sont restés de souveraineté nationale (défense, énergie, renseignement,…), alors que c’est justement là que les approches communes auraient le plus de sens et d’impacts. La défense européenne reste une coquille vide. On observe d’ailleurs, en dépit du bon sens, que dans ce domaine, plus la contrainte budgétaire est forte, plus le renfermement sur la sphère nationale est accentué. L’affaire Snowden est également révélatrice. Les spécialistes connaissaient l’étendue des écoutes de la NSA, la nature de nos propres écoutes, et celle des accords d’échange bilatéraux qui lient les services nationaux européens aux services américains. Ce qui ressort des réactions assez molles et dispersées des Européens, c’est que chaque pays européen fait au fond plus confiance aux USA qu’à ses voisins. Le grand gagnant est bien Washington qui dispose de la situation la plus complète. L’Europe, fragmentée, ne réunit pas la masse critique pour se doter de politiques ou d’outils à la hauteur. On est loin d’un renseignement réellement européen, dont au demeurant aucun pays ne veut.
Comment une telle situation sous-optimale, caractérisée par une absence de vision, un retard permanent et une inadéquation des réponses aux crises, peut-elle se prolonger ? Les forces en présences apparaissent aveugles et inaptes à intégrer les leçons du passé, et à percevoir les défis d’avenir.
Au delà de la difficulté bien compréhensible des classes dirigeantes nationales à se dessaisir de leurs pouvoirs et de leurs rentes au profit de structures européennes, ou plus simplement à mettre en danger leurs chances aux prochaines élections, des forces plus profondes sont sans aucun doute à l’œuvre. La question de la confiance est centrale. Pour accepter de partager les données les plus sensibles, de mettre sa destinée entre les mains d’autorités européennes le minimum requis est de les comprendre et de pouvoir les juger dignes ou non de sa confiance. La langue est au cœur de cette confiance. Les grands états n’ont pu se bâtir que sur une unité de langue (dans ce domaine, l’exemple de la Chine est aussi remarquable) ou du moins sur une langue commune comprise de tous. Ce qui fait que la France, l’Italie, l’Espagne est avant tout le français, l’italien, l’espagnol. La confiance inhérente à la langue manque évidemment au niveau européen.
L’horizon de la langue est celui de la culture, de l’inconscient collectif, du système de référence commun. Les media en sont une bonne illustration : les faits nationaux en prennent une part essentielle, et les faits internationaux sont presque exclusivement vus à travers le prisme national. Un scandale qui va modifier la jurisprudence n’aura de couverture que s’il est national. Le public n’est en fait exposé et intéressé qu’à ce qui est national dans une très large proportion. L’affaire PIP (implants mammaires) n’aurait fait que quelques lignes en France si elle s’était passée en Bavière. Avec la langue, vient l’affectif et la confiance. Elle ne suffit pas à créer la confiance, mais en est généralement une condition nécessaire.
La diversité des langues, source d’une belle diversité culturelle, se présente donc comme un frein, sinon un obstacle au processus de construction européen. Ancré très profondément, au cœur de l’identité de chacun, cet obstacle est-il pour autant insurmontable ? Nul ne peut prédire quelles forces plus puissantes pourraient dans l’avenir renforcer l’adhésion. Les progrès technologiques joueront certainement un rôle avec l’émergence d’outils de traduction automatique simultanée de la parole. Déjà efficaces dans certains contextes simplifiés, ils seront à l’avenir adaptés à des situations plus compliquées permettant de suivre en direct des émissions ou des locuteurs étrangers sur des thèmes complexes. La Commission européenne s’y intéresse aujourd’hui pour des questions économiques et de marché. La commissaire Neelie Kroes le soulignait au LT-Innovate Summit en juillet 2013 : « In the UE, language can be an obstacle, and too often, it is. That is why the Commission sees language Information Technology as underpinning the European market ». L’impact sur le marché sera important, mais les perspectives politiques vont bien au delà, offrant un véritable renversement du mythe de Babel.
Par Jacques Roujansky