L’attentat dont a été victime la rédaction de Charlie Hebdo a soulevé une puissante et bienvenue vague d’indignation et d’appel à la résistance : les libertés sont menacées, il faut faire bloc pour les défendre.
Il est difficile, à chaud, de ne pas se laisser submerger par la colère et par l’indignation. Il faut néanmoins essayer de réfléchir et de comprendre comment cela a été possible, pour envisager ce qui doit être fait maintenant. La difficulté est en effet de surmonter son chagrin pour interroger les causes. Elles sont lointaines et profondes. Remontons donc le temps et corrélons les faits.
« C’est la liberté de la presse qui a été visée et qui est menacée », disent aujourd’hui certaines grandes voix. « Il faut se battre pour que cette liberté soit assurée » disent d’autres. Pourtant, il y a une dizaine d’années, rares ont été les voix pour soutenir le caricaturiste danois menacé de mort pour avoir publié une caricature de Mahomet. Charlie hebdo (déjà lui !) était un des seuls organes de presse à reproduire ces dessins, par solidarité et pour dire « même pas peur ! » aux menaces. Beaucoup d’autres se réfugièrent dans un hypocrite « refus de la provocation », comme ils disaient, pour ne pas en faire autant. Ils avaient oublié (ou fait semblant d’oublier) que la liberté s’use surtout lorsque l’on ne s’en sert pas.
De fait, il y a chez nos élites, depuis plusieurs décennies maintenant, un renoncement progressif aux valeurs de la République. La liberté, l’égalité, la fraternité, la justice, la laïcité ont été tenues pour acquises et gentiment ringardisées. Il était beaucoup plus intéressant de promouvoir l’inévitable mondialisation, l’étalonnage par l’argent-roi, et l’avènement de l’individualisme 2.0, en y ajoutant, pour la bonne conscience, un humanitarisme de pacotille qui masque les plaies mais ne guérit pas les maux (les restaus du cœur qui n’ont pas empêché la pauvreté de croitre ; le droit-de-l’hommisme qui est un autre mot pour dire le chacun pour soi ; le droit à la différence qui porte en germe le communautarisme, …)
A la réflexion, le fossé est aujourd’hui béant entre la vision du monde de nos élites et les valeurs auxquelles, vaille que vaille, les gens d’ « en-bas » continuent de croire, et qu’ils défendent mordicus (mais ont-ils le choix ?). Oui, le peuple croit toujours à quelques idées simples, comme par exemple : plus on travaille, plus on est récompensé ; la justice est la même pour tous ; chacun paie les impôts selon sa richesse ; il faut respecter ses engagements ; etc. Comment ne pas voir que ce sont des valeurs opposées qui mènent les comportements de nos élites économiques et de cette caste politique privilégiée et coupée des réalités. Les premiers se vantent publiquement de résider à l’étranger pour payer moins d’impôts, de s’octroyer des salaires indécents, de bénéficier de passe-droits, de mettre concurrence les salariés français et le lumpen-prolétariat asiatique, et menacent de quitter le pays si le gouvernement s’avisait de rétablir quelque justice. Tandis que les seconds font passer leurs intérêts personnels – carrière, réélection…- et ceux de leur parti avant le service de l’intérêt national.
Sans le travail remarquable des forces de l’ordre et leur courage, qui va parfois jusqu’au sacrifice ultime, notre pays serait depuis longtemps plongé dans le chaos. Quant à « l’unité nationale » dont les dirigeants politiques nous rebattent les oreilles depuis deux jours, ils devraient se rendre compte que la seule unité nationale qui vaille est celle des citoyens et non celle des partis !
Marc Bloch, dans L’étrange défaite, après s’être interrogé sur l’inorganisation évidente de l’appareil militaire, procède à ce qu’il appelle « l’examen de conscience d’un Français ». Il décrit comment les valeurs, les préoccupations et les intérêts des élites françaises (il dit des « bourgeois ») de l’avant- guerre se sont écartées de celles du peuple. Il ne peut pas s’empêcher de corréler cela au désastre militaire. Mutatis mutandis, comment ne pas relier le grand écart des valeurs entre nos élites actuelles et le peuple, à « l’étrange défaite » du 7 janvier 2015 ?
On ne peut en effet pas pleurer sur la liberté menacée lorsque, depuis des années, on oublie l’égalité et plus encore la fraternité. Les révolutionnaires de 1789 avaient bien compris que la liberté pour laquelle ils se battaient – et mourraient souvent – ne pouvait pas tenir debout sans ces deux autres piliers. Une société est un tout : sans solidarité, ni prise en compte des besoins matériels et spirituel de l’autre, aucune liberté individuelle ni collective n’est possible sur le long terme. C’est banal à dire, mais l’individualisme forcené conduit inéluctablement à l’affaiblissement moral de la Nation, puis tout aussi directement à la perte des libertés.
« Indignez-vous ! » disait il y a quelques années le dernier de nos grands résistants. Il appelait au sursaut, pour combattre, au nom des valeurs de la Résistance, la mise en place d’un monde oublieux des solidarités. Il savait d’expérience que c’est ce qui conduit à perdre la liberté. On ne l’a pas écouté.
Xavier d’Audregnies