La crise des dettes souveraines a révélé et exacerbé les faiblesses de la gouvernance de la zone euro : un pilier budgétaire affaibli, un pilier économique croupion, un déficit d’intégration financière, enfin, l’absence de tout mécanisme de résolution des crises, du fait d’une structure de gouvernance inachevée. Depuis 2008, les institutions de l’Union européenne et les Etats membres ont donc décidé de réformes qui ont conduit en peu de temps à de profondes modifications de la gouvernance de l’Union européenne et de la zone euro, avec, d’une part, l’approfondissement de l’intégration de certaines politiques nationales, d’autre part, le renforcement des relations et de la complémentarité entre les institutions de l’Union et les Etats membres, enfin, des efforts destinés à améliorer l’efficacité du fonctionnement et des interactions des institutions qui, au sein de l’Union européenne, ont compétence pour la monnaie unique.
Le présent rapport se concentre sur ce dernier point : la crise a révélé les lacunes de l’organisation de la zone euro, entraînant scepticisme et déplacement du pouvoir de décision. Au fil des ans, la Banque centrale européenne et le Conseil européen, sous l’impulsion de l’Allemagne et de la France, se sont imposés comme les acteurs majeurs. Les « marchés » ont de leur côté joué un rôle déterminant. Mais cet attelage comporte ses limites. La nécessité d’une gouvernance propre à la zone euro, à peine esquissée dans le cadre du traité de Lisbonne, s’impose donc, après avoir été longtemps occultée. Ce rapport propose un cheminement qui pourrait conduire à une structure institutionnelle adéquate au regard de l’impératif d’intégration accrue des politiques budgétaires, économiques, monétaires et financières, consubstantiel à l’appartenance à une monnaie unique.
Premier constat : une pratique institutionnelle inadaptée
La gouvernance de la zone euro souffre de deux faiblesses principales : d’abord du caractère hybride et instable de la zone euro, zone écartelée, dans sa gestion, entre un système institutionnel conçu pour les « 27 » et des Etats qui agissent en toute indépendance, ensuite des dysfonctionnements des institutions de l’Union européenne.
Les institutions actuelles prennent insuffisamment en compte les besoins propres d’une zone monétaire : les institutions « formelles » de la zone euro sont celles de l’Union européenne, l’euro étant, en vertu des traités, la monnaie de l’Union européenne que l’ensemble des Etats membres a vocation à adopter. Les « 17 » n’existent donc pas institutionnellement, à l’exception de l’Eurogroupe, expressément prévu par les traités, mais cantonné au rang d’enceinte « informelle » de discussion. Si les institutions de l’Union sont légitimes à agir dans les domaines de compétence que leur attribuent les traités, elles ne le sont pas dans les domaines dont les traités prévoient expressément qu’ils relèvent de la seule compétence des Etats membres, tels que les politiques économique et budgétaire. Mais, au sein d’une zone monétaire intégrée, la gestion de ces politiques s’inscrit nécessairement dans une zone grise entre les deux domaines du fait des disciplines et solidarités requises, zone grise qui ne peut être une compétence des « 27 », ni même à proprement parler une compétence des « 17 », mais ne saurait pour autant demeurer l’apanage exclusif de chaque Etat membre. Il existe cependant une double réticence à un tel partage de compétences nationales. La première tient au divorce entre les « 17 » et les « 27 », traduit par le refus des Etats membres de la zone euro de partager avec les « 27 » et avec leurs institutions ce qui demeure une compétence de chacun d’eux. La seconde tient à l’inadaptation fonctionnelle des institutions existantes à la gestion de crise et à la gouvernance d’une union monétaire en temps de crise. Ces institutions ont été conçues pour assurer à tous les niveaux l’équilibre et la répartition des pouvoirs et du pouvoir, et pour éviter qu’un Etat ne pèse de manière excessive sur les décisions. L’Union n’est ainsi pas armée pour faire face aux crises ni aux asymétries qui apparaissent en son sein lorsqu’un problème économique ou financier affecte plus particulièrement un Etat ou une zone de l’Union.
Ces insuffisances dans le fonctionnement des institutions de l’Union européenne sont le reflet d’une crise structurelle que connaissent ces institutions, victimes d’une certaine désaffection dans les opinions publiques ainsi que du climat de défiance qui règne aussi bien entre Etats-membres qu’entre institutions. S’agissant de la Commission, c’est sa structure même qui est mise en cause. Initialement instituée pour incarner et défendre l’intérêt communautaire, elle est de plus en plus soupçonnée par les différents Etats membres, à tort ou à raison, de défendre les intérêts nationaux voire partisans de ses commissaires. Le principe du maintien d’un commissaire par Etat membre est maintenant largement remis en question. Son expertise et son organisation administrative même sont contestées, en témoigne l’appel par les Etats membres au Fonds monétaire international dans la gestion de la crise grecque. Le Conseil de l’Union européenne, dans ses différentes formations, semble quant à lui être dans l’incapacité croissante de trancher les sujets qui relèvent de sa compétence : de plus en plus d’arbitrages remontent donc au Conseil européen. Son fonctionnement est notamment affecté par l’existence au sein de l’Union européenne de nombreux gouvernements de coalition. L’Eurogroupe n’a donc pas été en mesure de remplir vraiment la fonction de « gouvernement économique » qui fait défaut à la zone euro : s’agissant d’une enceinte informelle, son existence même demeure ambigüe. Son fonctionnement et son efficacité font l’objet de nombreuses critiques et sa difficulté à « décider » est patente. Quant au Conseil européen, il n’a pas encore trouvé son assise. Il subsiste un conflit larvé entre le Conseil européen proprement dit (à 27) et les réunions des chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro (à 17), traduction au sommet de la tension et des contradictions du système communautaire. Conseil européen ou Sommet de la zone euro, il est encombré par des questions de gestion quotidienne et des questions techniques alors qu’il a vocation à se concentrer sur les grands arbitrages.
Le constat est ainsi celui d’une faiblesse chronique des institutions dont la « troïka » est une illustration : la méfiance d’une partie des Etats membres à l’égard de la Commission a justifié l’appel au Fonds monétaire international, la réticence des chefs d’Etat et de gouvernement à assumer le coût politique des solidarités de fait et à s’abriter derrière une « appréciation technique » a conforté ce choix. Mais quels sont le poids et l’autorité d’une troïka de fonctionnaires, dès lors que l’avenir même d’un pays est en jeu ?
Le problème n’est donc pas seulement l’inadaptation des institutions en tant que telles aux exigences de la gouvernance d’une monnaie unique, mais aussi la pratique qui en est faite. S’il sera peut-être nécessaire plus tard de négocier de nouveaux traités et de poser la question de l’extension des compétences de l’Union européenne ou de la zone euro, il n’est pas besoin, pour améliorer les choses et ouvrir la voie, d’attendre le moment où seront revues les compétences et modifiées les institutions : il faut donner dès maintenant aux institutions les moyens d’exercer pleinement les compétences qui leur sont attribuées par les traités.
Second constat : des évolutions nécessaires mais fortement contraintes
Une évolution des pratiques institutionnelles s’impose donc, évolution sur la nature et le rythme de laquelle pèsent de nombreuses contraintes, au premier rang desquelles l’incertitude qui plane sur l’avenir de l’Union européenne à 27, avec l’hostilité croissante du Royaume-Uni et, plus généralement, la montée de l’euroscepticisme dans un certain nombre d’Etats membres. Pour autant, l’amélioration des mécanismes propres à la zone euro ne peut attendre : l’action requise doit donc être menée dès maintenant, sans attendre une éventuelle révision des traités, par priorité à 17 et dans le cadre des 17. Cette action doit en outre être entamée immédiatement et dans le cadre des traités actuels. S’il est possible que la gouvernance de la zone euro fasse l’objet d’une modification des traités, ceci n’est en tout état de cause envisageable qu’à moyen terme, en 2014 ou 2015 au plus tôt, compte tenu des échéances à venir. La réflexion doit donc s’affranchir pour le moment du débat qui oppose construction intergouvernementale à édifice fédéral, sans objet dès lors que le statu quo a montré ses limites et qu’est exclue à court terme une révision des traités. Il est vain de proposer des schémas très ambitieux pour l’avenir, sans tracer en même temps le cheminement urgent du possible au souhaitable. De tels débats devront avoir lieu « à terme » ; il ne faut pas qu’ils paralysent dans l’immédiat les évolutions nécessaires, du fait des contradictions profondes qui caractérisent les positions des Etats. Bien entendu, la gouvernance de la zone euro n’est pas indépendante de l’évolution de l’Union, et toute adaptation du système dépendra à la fois de la structure communautaire d’ensemble, des politiques menées en commun, qui ont un rapport étroit avec les outils et les institutions qui en ont la charge, enfin de la bonne volonté et de la discipline des Etats-membres. Ce dernier point est central : il ne peut y avoir de « gouvernance » s’il n’y a pas appropriation nationale, par les chefs d’Etat et de gouvernement, des règles communes auxquelles ils ont consenti et pour la plupart déjà existantes.
La conquête d’une autorité et d’une légitimité politiques de la zone euro nécessite la mise en place d’une forme de « gouvernement économique », qui devra au moins dans une première phase trouver son fondement juridique dans les traités actuels sans toutefois pouvoir se couler dans les institutions existantes. Cette entité doit avoir l’autorité suffisante pour faire respecter par les Etats la discipline requise au sein de la zone euro et les moyens pour accompagner les rééquilibrages nécessaires. Cet objectif prime la forme institutionnelle : il s’agit ici de ré-internaliser au sein d’une instance compétente de la zone euro la fonction d’autorité politique qui a été d’une certaine manière externalisée, peut-être même au-delà des stipulations des traités.
Nos propositions : la conquête d’une gouvernance de la zone euro
La priorité est de stabiliser la zone euro, préalable indispensable au retour à la croissance et à l’emploi, en faisant en sorte que les disciplines nécessaires et les solidarités indispensables soient acceptées, par des mesures utiles pour permettre à la machine institutionnelle en place de tourner plus efficacement. Ces mesures doivent en priorité viser à :
1. renforcer l’Eurogroupe, seule enceinte propre aux Etats membres de la zone euro – avec la BCE – afin qu’il puisse être une véritable instance de concertation permanente et approfondie sur le fond des politiques économiques, disposer d’une légitimité qui lui permette d’exercer une autorité politique forte pour inciter les Etats à respecter en amont et volontairement les orientations et décisions agréées par le groupe et être, à côté de la BCE dans son domaine de compétence, le porte-parole agréé et principal de la zone euro.
L’Eurogroupe devra pour cela être doté d’un véritable « président », disposant d’un mandat à temps plein et exclusif de toute autre fonction nationale ou européenne, afin de se consacrer complètement à cette mission. Ce président, nommé par le Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro parmi des anciens chefs de gouvernement ou ministres de l’économie et des finances des Etats membres de la zone euro, devra avoir la légitimité et l’autorité suffisantes pour exercer pleinement la triple fonction qui lui sera dévolue : en premier lieu, organiser et animer l’information et la discussion sur les politiques économiques mises en œuvre dans les Etats membres, en deuxième lieu, être le porte-parole naturel et permanent du groupe vis-à-vis de chaque Etat membre, acteur des débats budgétaires nationaux, en tant que garant des intérêts de l’union économique et monétaire, en troisième lieu, être le porte-parole normal du groupe vis-à-vis des tiers, au moins pour les questions qui relèvent de la compétence des gouvernements, et le représentant de la zone euro sur la scène internationale, afin de mettre un terme à la cacophonie actuelle, nuisible pour la crédibilité de la monnaie unique et incompréhensible par les marchés.
2. recentrer le Conseil européen et le Sommet de la zone euro sur les enjeux politiques et arbitrages fondamentaux qui relèvent de leur compétence : les rencontres de chefs d’Etat et de gouvernement doivent être une enceinte de discussion des grandes orientations des politiques nationales. La préparation en amont de ces réunions par l’Eurogroupe rénové et la présence de son président devraient permettre de centrer le débat sur les enjeux fondamentaux.
3. faire de la Commission une force de proposition réellement indépendante, avec des instruments simplifiés et plus efficaces. La Commission doit redevenir un centre d’objectivité et d’indépendance économiques, pour regagner la confiance des Etats membres, ce qui nécessite : un renforcement de la qualité de ses outils statistiques, garantissant l’exactitude et l’objectivité des données ; un renforcement de son expertise jusqu’alors essentiellement macroéconomique, par une expertise plus spécifique des marchés monétaires et financiers ; une simplification en profondeur des différents outils, aujourd’hui cumulatifs, qui se superposent en se recoupant partiellement (stratégie Europe 2020, pacte pour l’Euro plus, semestre européen, etc), en différenciant clairement le traitement appliqué aux Etats membres de la zone euro et à ceux qui n’en sont pas membres ; enfin, une adaptation des procédures communautaires aux calendriers d’adoption des budgets nationaux.
4. promouvoir une véritable implication parlementaire pour combler le vide dans l’exercice de la fonction parlementaire au sein de la zone euro, vide que ne remplit pas et ne peut pas remplir le Parlement européen, qui est le Parlement des « 27 » et qui n’a pas vocation à se substituer aux parlements nationaux dans l’exercice de compétences qui demeurent nationales. Il est nécessaire, d’une part, de mieux informer les parlementaires nationaux sur les questions et décisions relatives à l’euro, d’autre part, de créer une « enceinte démocratique » propre à la zone euro, afin de faciliter l’acceptation dans chaque Etat des décisions prises au niveau européen et d’éviter les lenteurs et risques de blocage qui résultent du système actuel de contrôle parlementaire déconcentré et non coordonné.
Dans les limites permises par les traités, il faut commencer à mettre rapidement en œuvre ce « programme ». Les aménagements techniques et institutionnels ont leur importance ; l’essentiel demeure bien sûr l’engagement des Etats et l’adhésion des peuples : le succès de la monnaie unique sera au moins autant affaire d’appartenance, de discipline et de solidarité, que d’institutions.
L’initiative ne viendra pas de Bruxelles. Les institutions sont excessivement accaparées par leurs luttes de pouvoir et leurs rivalités. Il revient une fois encore à l’Allemagne et à la France de prendre rapidement l’initiative nécessaire.
Le Rapport complet / The full Report :