Il arrive que la République s’égare dans son propre labyrinthe. La chute de François Bayrou, faute de confiance parlementaire, le combat perdu de Sébastien Lecornu, après arrêt de l’arbitre au premier round, ne sont pas seulement deux épisodes de plus dans la chronique de l’instabilité : ce sont les signes d’une démocratie incapable de clore ses conflits. Dans une interview au Parisien le 9 septembre dernier, Gabriel Attal, président de Renaissance et ancien Premier ministre, a proposé de nommer un négociateur, éventuellement issu du monde syndical, pour réunir les partis et dégager un compromis budgétaire avant de désigner un nouveau chef de gouvernement. Réagissant à la démission de son dernier premier ministre, le Président Macron semblait reformuler l’ouverture « attalienne » en accordant à l’ancien ministre des armées deux jours de plus. Mais pour quoi faire ? La piste mérite d’être prolongée : ne faut-il pas chercher un accord de fond en demandant la nomination d’un négociateur qui pourrait être issu du monde syndical ? Mais au terme de « négociateur », préférons l’expression : une équipe de médiateurs. Face à la meute politicienne, cette équipe disposerait, du fait du nombre, des capacités à se défendre, pour tenir le cap de l’intérêt général.
La France a déjà connu ces figures, discrètes mais décisives, qui savent rapprocher les contraires. Bernard Brunhes, Raymond Soubie, Pierre Ferracci ont été de ces artisans du compromis social. Les anciens dirigeants syndicaux, de Laurent Berger à Bernard Thibault, de Jean-Claude Mailly à leurs homologues patronaux – Laurence Parisot, Pierre Gattaz, Geoffroy Roux de Bézieux – ont appris, au prix de longues nuits de discussions, qu’un conflit ne peut pas durer éternellement. Tous ceux qui ont quitté leurs fonctions et n’ont plus d’autre agenda que la défense de l’intérêt général constituent un vivier précieux. Ils pourraient former une équipe de six, trois anciens patrons de syndicats de salariés et trois anciens patrons de syndicats d’employeurs, garants de l’équilibre.
Leur mission serait simple et inédite : ouvrir les négociations avec le Parlement réuni en Congrès budgétaire. Terminé l’Assemblée nationale d’un côté disposant du dernier mot et le Sénat de l’autre, auréolé de sa légendaire sagesse, mais une seule formation où s’additionnent les forces. L’exercice est étranger à la Constitution de la Ve République, qui ne connaît le Congrès qu’à Versailles pour réviser les textes fondamentaux. Mais à circonstances exceptionnelles, idée exceptionnelle. Quand les mécanismes ordinaires conduisent au blocage, la politique doit avoir le courage d’inventer ce que les juristes n’osent pas écrire. Sortir de la crise, c’est aussi accepter de déplacer la fameuse fenêtre d’Overton, celle qui borne l’imagination des femmes et des hommes politiques.
Que donnerait ce Congrès budgétaire d’urgence ? Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En additionnant les 925 parlementaires des deux chambres, la droite (LR, RN, UC, divers alliés) représente environ 43 % des sièges. La gauche, rassemblée, 33 %. Le centre macroniste, 19 %. Les divers, 6 %. Aucun bloc n’a la majorité absolue. Mais une recomposition est possible : un accord droite-centre dépasse les 60 %, un compromis gauche-centre atteint plus de 50 %. L’arithmétique montre que, dans cette configuration, une majorité d’intérêt général est possible. Là où chaque chambre, séparément, s’enlise, le Congrès permet de recomposer les équilibres.
Ce serait une autre forme d’union sacrée : la rencontre de deux démocraties sans lesquelles un pays s’étiole, la démocratie sociale et la démocratie politique. La première a montré sa capacité à conclure des compromis, parce qu’elle sait qu’une entreprise qui ne trouve pas d’accord disparaît. La seconde, hélas, s’est habituée à l’idée que l’on pouvait prolonger les querelles sans fin. Dans l’entreprise, l’absence de compromis tue. En politique, elle ronge la confiance des citoyens, jusqu’à l’effondrement.
Le rôle des médiateurs serait d’ouvrir, sans posture partisane, une négociation marathon avec chaque groupe des deux assemblées, ou avec les grands ensembles droite/centre/gauche dans lesquels les groupes existants se seraient rattachés. Comme dans une grande convention collective, il faudrait poser les lignes rouges, identifier les marges de manœuvre, bâtir un « paquet » de mesures équilibrées. Puis soumettre ce compromis au vote unique du Congrès budgétaire. Camus, dans L’Homme révolté, rappelait que se révolter, c’est poser une limite. La médiation est précisément l’art de poser des limites au conflit, de transformer l’affrontement en accord.
Certains objecteront que la Constitution ne le permet pas. C’est vrai. Mais Paul Valéry écrivait que « nous autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles ». Nos institutions le sont aussi. Une République qui ne sait plus se protéger contre l’impuissance risque de disparaître. Tocqueville voyait dans les institutions intermédiaires un rempart contre la tyrannie des passions ; aujourd’hui, c’est un Congrès budgétaire qui pourrait remplir ce rôle de protection. Hannah Arendt distinguait le pouvoir de la domination : le premier est la capacité d’agir ensemble. C’est cette capacité qu’il faut restaurer. Ernest Renan l’avait défini lors de sa conférence à la Sorbonne en 1882 « Qu’est-ce qu’une nation ? » : « Au fond, l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. » Mettons en commun les forces parlementaires. Et de l’arthrose parlementaire, conséquence de la dissolution, faisons une zone d’amnésie. Un Congrès budgétaire d’urgence, adossé à une équipe de médiateurs venus du monde social, montrerait aux Français que le politique peut encore se hisser au niveau de l’intérêt général. René Char avait raison : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » Soyons lucides : le pays est bloqué, les institutions étouffent. Il faut un geste inédit. Un Congrès budgétaire pour clore la crise, plutôt qu’une dissolution ou une présidentielle anticipée pour l’aggraver. Mieux vaut un compromis imparfait qu’un budget fantôme.
Jacky Isabello
Membre de Synopia, fondateur de « Parlez-moi d’impact ».