Il semble que ce soit un invariant : les sociétés humaines – sauf peut être quelques peuplades indigènes, d’Amazonie ou de Papouasie plus ‘civilisées’ que nous – ont, en permanence, à gérer une tension interne irréductible entre les nantis et les plus défavorisés.
D’un coté, la petite minorité de ceux qui ont le pouvoir et entendent le garder s’organisent pour rendre leur position inexpugnable. L’édification du corpus juridique, les règles de fonctionnement de l’économie, les stratégies d’alliance au sein de cette caste, etc. sont autant de méthodes pour monopoliser le pouvoir et la jouissance des attributs et des douceurs qui l’accompagnent.
Le reste de la population est prié de se contenter de ce qui reste, dans le cadre de règles édictées par la minorité dirigeante.
Bien entendu, les deux catégories (la minorité au pouvoir et la majorité soumise) sont le plus possible étanches l’une à l’autre, les puissants trouvant avantage à se « partager le gâteau » entre le même petit nombre d’individus, l’irruption de nouveaux entrants étant de nature à compliquer les choses et à diminuer la part du butin. Il est donc très difficile pour les seconds de pénétrer la caste des puissants.
La tension interne est donc forte et l’équilibre fragile : périodiquement une révolte ou une guerre fait tomber la pression accumulée, les nantis cédant, sous la force des événements, un peu – de pouvoir, de ressources, de lumière, de gloire, de reconnaissance, de temps de parole… – aux autres. Puis lentement, le pouvoir se concentre à nouveau, ce qui accroit les tensions, jusqu’à une nouvelle crise.
L’histoire est jalonnée d’événements de ce type. Les révoltes successives de la plèbe romaine contre le patriciat qui monopolisait le pouvoir au Sénat sont un exemple célèbre qui illustre ce mécanisme. Un autre exemple plus récent est l’adoption, en pleine guerre, par l’ensemble des partis politiques français, du programme du conseil national de la Résistance par lequel tous s’engageaient à réformer le fonctionnement de la société pour permettre à tous les citoyens de vivre dignement (70 ans après, on ne sait s’il faut pleurer ou rire à la lecture de ce texte, tant il a été rogné de tous côtés …).
En ayant foi en la capacité de l’homme à s’améliorer, on pouvait espérer que progressivement, la leçon serait tirée du passé et que la mise en place d’une organisation rationnelle, avec une répartition plus équilibrée du pouvoir et une meilleure distribution des richesses, permettrait aux sociétés humaines de sortir de ce cycle à la fois absurde, puisque contraire à l’intérêt général, et funeste parce que porteur de massacres à répétitions.
Il semble, hélas, que l’humanité n’en prenne pas le chemin.
Les circonstances – la mondialisation -, et les possibilités techniques pourraient même accroitre la force de ces tensions, et donc accélérer la vitesse du cycle et la violence de ses phases de crise.
D’un coté, la concentration d’un pouvoir de plus en plus fort en des mains de moins en moins nombreuses est d’ores et déjà rendue possible par les techniques modernes de gestion de l’information et de communication. Aujourd’hui déjà un chef d’entreprise peut connaitre, à tout instant, chaque détail de la production ou de la vente, et prendre, en temps réel, les décisions correspondantes, et ainsi suppléer l’encadrement intermédiaire ; de même, on voit des ministres gérer, depuis leur bureau parisien, les opérations de maintien de l’ordre concernant des manifestations en régions. Il est vraisemblable que ces quelques exemples ne sont que les prémices de comportements appelés à se généraliser.
Cette concentration du pouvoir est telle que les membres de nos élites modernes avouent régulièrement être « débordées » et « n’avoir pas une minute à soi ». C’est exact, et cela tient simplement à l’abondance des leviers de décisions entre ces quelques augustes mains. La surcharge de travail n’est, en fin de compte, que le résultat de l’accumulation des responsabilités, c’est-à-dire de la concentration du pouvoir. Pour autant, pour ces happy few, la vie a une forte saveur : il est grisant de participer aux décisions qui mènent le monde, et par ailleurs agréable de profiter de ses meilleures nourritures terrestres.
A l’autre bout de la chaine, le citoyen « d’en bas » (ou pour parler comme naguère, le ‘prolo’) est souvent pauvre, chômeur, peu lettré, vivant dans une cité sinistre, et confronté chaque jour à la délinquance et à la violence. Cette situation touche une dizaine de millions de Français, et n’est donc pas un simple dégât collatéral que le progrès fera cesser à terme : c’est un phénomène de grande ampleur qui s’accroit chaque jour et qui exclut de la vie sociale des morceaux entiers de la population. Les hommes et les femmes en question se sentent, non sans raison, abandonnés, et surtout inutiles et méprisés. Et, de fait – constat terrible -, l’économie moderne n’en a pas besoin. De plus, la circulation instantanée de l’information exacerbe les choses. Alors qu’il est de plus en plus mis en marge des décisions (et des fruits de l’activité commune), le « prolo » est chaque jour mieux informé par les flux continus et massifs d’information qui arrivent directement sur ses écrans personnels. En outre, dans les sociétés développées, les gens savent désormais lire et comprennent mieux que par le passé comment « les choses marchent ». Il y a encore 50 ans, la population, ni éduquée, ni informée, ne savait pas. Les gens « d’en bas », qui souffrent déjà d’une grande détresse matérielle, sont aujourd’hui, en direct, les témoins oculaires des excès, des gaspillages, et des turpitudes de la caste au pouvoir, et se rendent mieux compte de leur propre mise à l’écart.
La situation est donc la suivante : d’un côté, des élites de moins en moins nombreuses, qui concentrent de plus en plus le pouvoir, la richesse, le temps de parole publique, et les autres biens publics. De l’autre, une masse croissante, mais de mieux en mieux informée, qui cumule la pauvreté matérielle et le sentiment d’être inutile, oubliée, et dédaignée. La frustration s’exacerbe au sein d’une société de moins en moins inclusive, et la tension croit rapidement et puissamment.
Cette grille de lecture permet de décoder les phénomènes de radicalisation (islamiste aujourd’hui, c’eût été hier communiste ou maoïste) : lorsque les frustrations, et la perte d’estime de soi sont extrêmes dans les couches les plus défavorisées de la société, point n’est besoin d’être grand clerc pour comprendre que les plus faibles psychologiquement deviennent des proies idéales pour des gourous sectaires leur promettant un avenir meilleur ou l’espérance d’une rédemption.
C’est la raison pour laquelle, par delà le combat physique qu’il faudra certes gagner contre les barbares, il y a un combat à mener dans le champ des valeurs. Il faut en effet que les idéaux des Lumières, ceux de la démocratie et de la République soient définitivement, et pour tous, plus attirants que ceux des obscurantismes apocalyptiques, pour éliminer toute envie de préférer les secondes aux premières.
Or aujourd’hui, qu’est ce que les plus déshérités de la société voient de la généreuse devise « liberté, égalité, fraternité »?
La liberté ? Certes, on peut encore aller et venir, mais sans argent, le champ des possibles est restreint. On peut bien sûr avoir des opinions et les exprimer, mais sans auditoire, c’est un peu inutile, et rageant à la longue.
L’égalité ? Depuis 1989 et le naufrage de l’idéologie qui, vaille que vaille, portait une espérance d’égalité entre les hommes, les dernières barrières ont sauté. Ainsi, non seulement les inégalités ont crû comme jamais au cours des 30 dernières années, mais les idées en vogue légitiment les inégalités et ridiculisent les perdants : « si à cinquante ans, on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a raté sa vie » dit un porte-voix de l’oligarchie …
La fraternité ? Lorsque les plus médiatiques des membres de la caste dirigeante se laissent aller à avouer que « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible », les cochons de payants ne peuvent guère croire en la sincérité de leurs sentiments à leur égard, et encore moins en leur amitié et en une communauté de destin.
Alors comment faire pour redonner vie aux idéaux bien amochés de la République ? Il faut revenir, à nouveau, à Charles de Gaulle, qui expliquait, dès 1941, dans son célèbre discours d’Oxford, que le combat n’était pas seulement à gagner par les armes, mais également par les valeurs : « Rien n’empêchera la menace de renaître plus redoutable que jamais, rien ne garantira la paix, rien ne sauvera l’ordre du monde, si le parti de la libération, au milieu de l’évolution imposée aux sociétés par le progrès mécanique moderne, ne parvient pas à construire un ordre tel que la liberté, la sécurité, la dignité de chacun y soient exaltées et garanties, au point de lui paraître plus désirables que n’importe quels avantages offerts par son effacement ».
Ce sont ces réflexions de temps de guerre, enrichies et complétées par le passage au pouvoir qui l’amèneront à proposer la « participation » dans les années 60. Participation politique, par la régionalisation, pour rapprocher la démocratie du citoyen ; participation économique, pour réconcilier, au sein de l’entreprise, le capital et le travail.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le chantier est resté en l’état. L’urgence est donc de le reprendre, et, en utilisant les moyens modernes de communication non seulement de donner une voix à tous, et surtout aux exclus, mais aussi d’écouter leurs besoins, leurs envies, leurs rêves, et enfin de leur donner la capacité à peser sur les choix collectifs.
Dans le champ économique, les pistes existent : c’est l’entreprise coopérative, ou le commerce coopératif et associé, ou encore l’association des travailleurs à la marche de l’entreprise ; c’est également la distribution directe, les systèmes d’échange de bien ou de services via des plateformes numériques ; et d’une façon plus générale, tous les moyens qui permettent de satisfaire des besoins individuels ou collectifs en minimisant l’enrichissement personnel, et en maximisant la participation des intéressés aux processus de production.
Dans le champ politique, les premiers essais de démocratie directe ou participative, au plan local, ont montré la forte attente des populations à participer, à donner leur avis, et à peser sur les décisions. Il faut donc innover, et imaginer les méthodes les plus efficaces pour promouvoir et généraliser la démocratie participative – plus que la régionalisation imaginée par le Général, dont 30 années de décentralisation ont montré la vacuité -, afin de la faire sortir de son statut de gadget servant à la manipulation de l’électorat, et d’en faire un réel instrument de gouvernance de la Cité.
Dans le champ social, il faut retrouver des lieux et des institutions où s’exerce concrètement l’égalité des citoyens, et où chacun puisse avoir le sentiment d’apporter sa pierre à l’édifice commun. De telles organisations de masse – le service militaire, l’église catholique, voire le parti communiste – existaient naguère. Le chacun-pour-soi et la compétition généralisée des trente dernières années ont systématiquement détruit ces institutions jugées désuètes. Il convient d’en recréer, d’urgence ; et raison de plus pour commencer sans attendre.
Xavier d’Audregnies, le 07 12 2015