Décroissance et gouvernance

Les Anciens lisaient l’avenir dans le vol des oiseaux et les entrailles des animaux sacrifiés. Les économistes d’aujourd’hui, modernes haruspices, cherchent à prévoir la destinée des hommes en déchiffrant les indicateurs économiques. Leur outil d’observation favori est le chiffre de la croissance du Produit Intérieur Brut (le « PIB »). Les médias nous ont persuadé qu’il s’agissait là de la mesure de la richesse d’un pays et de ses habitants et que quelques centièmes de PIB en plus ou en moins pouvaient faire le bonheur, ou la ruine, d’une société.

Ce faisant, on ne s’interroge guère sur ce que représente le PIB, qui n’est que la simple – quoique longue et fastidieuse – addition de toutes les valeurs ajoutées comptables réalisées dans un pays donné dans une année donnée. La « croissance » représente, quant à elle, la variation dans le temps, plus ou moins rapide, dans un sens ou dans l’autre, de cet agrégat.

Or, il est à prévoir que nombre de produits et de services vont voir, au cours des prochaines années, leur prix faiblir voire chuter, entrainant mécaniquement le PIB vers le bas. Ce phénomène est déjà à l’œuvre. Les progrès de la productivité sont tels qu’il faut aujourd’hui beaucoup moins de matière et de travail pour fabriquer une maison, une voiture, ou un réfrigérateur (de meilleure qualité d’ailleurs) qu’il y a trente ou quarante ans. Le coût en monnaie constante de ces produits a donc fortement baissé. Plus spectaculaire encore, les ordinateurs et autres téléphones portables offrent des performances 10 fois meilleures et à un coût 10 fois moindre qu’il y a seulement 10 ans. Les services ne sont pas en reste : par exemple, le coût des communications téléphoniques a été lui aussi divisé par 10 ou 20 dans les dernières décennies. Enfin, les coûts liés à l’usage de ces biens diminuent également : une automobile consomme aujourd’hui 3 ou 4 litres d’essence contre 10 bons litres il y a 30 ans ; les ampoules basse consommation nécessitent 3 à 4 fois moins d’électricité que les ampoules à filament de naguère.

D’autre part, les précédentes vagues d’innovation (la machine à vapeur, le moteur à explosion, l’électricité) qui ont marqué l’histoire du capitalisme moderne ont vu la création, en grappes, de nombreux produits et services permis par la nouvelle technologie, et donc un accroissement considérable de valeur ajoutée. Cette fois ci, la baisse des coûts va probablement se diffuser dans l’ensemble de l’économie, c’est à dire dans  toute la production et l’échange de biens et de services. L’usage massif, dans des activités traditionnelles des technologies de l’information et des communications (« TIC »), va en effet faire chuter le coût de revient de ces activités. Par exemple, le covoiturage  (Blablacar, Uber , etc.) va diminuer d’une part le cout du transport pour l’usager, d’autre part la « quantité de transport » mise en jeu. Il en ira de même de la location d’appartements, de la mise à disposition d’outillage ou de salles de réunion, et de milliers d’autres consommations. Les quantités consommées pouvant diminuer par la mise en rapport plus efficace des consommateurs et des fournisseurs, et les prix pouvant également baisser, les valeurs ajoutées nées de ces actes économiques diminueront, et le PIB sera inéluctablement tiré vers le bas.

De plus, le nombre d’individus composant la population européenne a désormais tendance à stagner, et les besoins primaires étant désormais satisfaits, la croissance ne devrait pas compter sur un effet volume. Les consommateurs, après 30 années de « crise », se sont assagis et ne cherchent pas à acheter plus que leurs besoins. Ils estiment qu’une seule maison est suffisante pour vivre, une seule voiture suffisante pour se déplacer, une seule chaise pour s’asseoir, etc. Pour la plupart des biens, les marchés sont ainsi devenus des marchés de renouvellement, donc étales en volume. La période n’est plus celle de l’après guerre, pendant laquelle il fallait reconstruire un pays détruit, dont la population croissait fortement, et qui acquérait les objets de la deuxième révolution industrielle (voitures, appareils électroménagers), ce qui a constitué à l’époque les trois puissants moteurs, par un effet volume, d’une croissance vigoureuse.

Il est vrai que d’autres types de production et de consommation viendront à augmenter,  notamment les biens et surtout les services liés aux soins des malades, des blessés, et des seniors. Ce nouveau pan de l’économie a déjà un nom, c’est  l’économie du « care », dont la croissance en volume devrait être forte au cours des prochaines années. Mais d’une part cette économie n’échappera pas au progrès de productivité permis par les TIC, d’autre part il semble peu vraisemblable que l’économie du « care » suffise à compenser la tendance à la diminution des valeurs ajoutées que le reste de l’économie devrait connaître sous l’effet des phénomènes décrits plus haut. Il est donc probable que le PIB devrait durablement connaître, dans le meilleur des cas, une croissance très faible.

Ces évolutions ne sont, à vrai dire, pas réellement préoccupantes. La baisse des coûts serait même plutôt une bonne nouvelle, puisque le consommateur y gagne en pouvoir d’achat (ou mieux, en « capacité de consommation », ou en « capacité à satisfaire ses besoins »). Il lui est égal de disposer de 1000, ou de 1100 ou de 900, l’important est ce qu’il peut réaliser (communiquer, se déplacer, se distraire, etc.) avec son revenu. Et, en l’occurrence, même avec un revenu stagnant, il peut en faire davantage, puisque les biens et les services deviennent moins chers. Chaque acteur économique profitant de cette évolution, l’ensemble de la société voit sa prospérité s’améliorer, même si l’instrument de mesure (le PIB) pique du nez !

Il y a cependant in « hic », et de taille, qui concerne les acteurs économiques dont le fonctionnement est fondé sur un usage nominal de l’argent. C’est le cas des institutions de crédit,  mais aussi – et cela concerne directement la gouvernance – des pouvoirs publics (Etat et administrations diverses). Il est évident qu’une croissance nulle du PIB (ou pire, une croissance négative) fera entrer moins d’argent dans les caisses, compromettant ainsi l’équilibre financier du système. Et ce, d’autant que les dépenses des administrations sont souvent peu compressibles. Les administrations ont en effet des activités de production de services pour lesquelles les coûts sont peu élastiques (un policier ou un instituteur ont un coût fixe) et des activités de redistribution, pour lesquelles elles ne peuvent donner que ce qu’elles ont encaissé, ce qui signifie que des rentrées moindres ne permettraient pas d’assurer les allocations prévues et seraient donc préjudiciables à l’équilibre d’un système déjà fragile.

Ces évolutions vont poser un sérieux problème à la gouvernance de nos sociétés modernes, bâties au cours des Trente Glorieuses. En gros, la vision qui a présidé à la mise en place de nos Etats modernes était la suivante : l’économie de libre entreprise (ou, pour employer un autre mot, le fonctionnement libre du jeu du marché) constitue l’essentiel de l’activité humaine ; les aléas de la vie (maladie, chômage, vieillesse) sont mutualisés dans le cadre d’un système généralisé d’assurance ; pour les cas résiduels, de pauvreté ou de détresse, l’Etat ponctionne un peu de la richesse collective pour assurer la solidarité minimale. Ce schéma était possible parce que la croissance nominale apportait facilement des masses de liquidités aux systèmes d’assurance et de solidarité (ce dernier étant conçu pour demeurer marginal, la pauvreté étant alors en voie de disparition).

L’ensemble du dispositif était donc bâti dans le cadre d’une économie en expansion monétaire. L’augmentation des échanges marchands permettait, par une ponction constante (de l’ordre de 50%) sur la valeur ajoutée exprimée en valeur (la TVA, la taxe sur les carburants, l’impôt sur les sociétés, l’impôt sur le revenu, sont directement liés à la valeur comptable des échanges)  de financer chaque année davantage de services communs, de redistributions et d’actions de solidarité. Dès lors que cet équilibre est rompu, la question devient cruciale pour l’appareil de gouvernance : comment organiser la redistribution et les soins (le « care ») de plus en plus indispensables à apporter à des personnes de plus en plus nombreuses, alors même que la base financière sur laquelle s’opèrent les prélèvements ne croît plus, et aurait même tendance à voir sa valeur monétaire diminuer ?  Faudra-t-il réintégrer tout ou partie de l’Etat providence dans l’économie de marché ? Faudra-t-il que l’Etat abandonne au bénévolat des pans entiers de la solidarité, comme le laisse entrevoir la « Coluchisation » accélérée de l’action en faveur des plus fragiles de nos concitoyens ?

Ces questions vont se trouver, à n’en pas douter, rapidement au cœur des problématiques de gouvernance…

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