Un peu partout dans le monde, le chemin de la cohésion d’un pays emprunte de nombreuses voies, et notamment celle dialogue entre les cultures et les religions. Bien que laïque, la France n’échappe pas à cette règle.
Avec Synopia, nous avons dès 2014 placé les enjeux de cohésion au centre de nos réflexions et travaux. Tout a commencé par un déplacement à Marseille en septembre 2014 et la conclusion d’un partenariat avec l’Institut des sciences et théologie des religions qui œuvre au développement des liens interculturels et interreligieux.
Depuis, nous avons produit nombre de publications sur le thème de la cohésion, organisé plusieurs colloques (au Sénat et à l’Université Paris-Dauphine), puis créé en 2020 l’Académie Synopia dont le projet consiste à « résoudre ensemble les défis de la cohésion » qui nous sont posés. Le 22 novembre 2022, l’Académie Synopia tiendra la troisième édition de ses assises.
Dans le même temps, nous avons toujours cherché à suivre du plus près possible ce qui se passe à l’extérieur de nos frontières et qui peut avoir un impact en interne, que ce soit dans les domaines politiques, économiques, sécuritaires, juridiques, sociaux, sociétaux ou encore en lien avec les enjeux cohésion.
C’est dans ce cadre que le 11 mai 2022, j’ai eu le privilège de participer à Riyad, en Arabie Saoudite, à un forum inédit « pour la promotion des valeurs communes entre les adeptes des religions », voulu et organisé par la Ligue islamique mondiale, une puissante OING, dont le siège est à La Mecque et ayant le statut d’observateur à l’ONU.
« Forum on Common Values among Religious Followers »
Ce forum était exceptionnel à bien des égards.
D’abord par sa composition. Les 80 participants étaient « des responsables religieux du monde entier, parmi lesquels des musulmans (tous courants confondus), des juifs, des chrétiens, des hindous, des bouddhistes et d’autres, avec la participation de diverses personnalités intellectuelles influentes ». La délégation française participant à ce forum était composée de 9 personnes dont les noms figurent en bas de cet article.
Ensuite, par ses objectifs qui visent, selon les termes de la Ligue, à « développer une vision humaniste pour consolider les valeurs de modération dans les sociétés », à agir ensemble dans le cadre de « programmes concrets », à « contrer la menace de toute pensée extrémiste envers l’autre », ou encore « transformer les conflits entre les religions et les civilisations en relation de compréhension, de coopération et de solidarité ».
Enfin, par la portée des déclarations et des engagements des représentants des différentes délégations religieuses, chacun ayant évoqué avec ses mots la nécessité de développer des coopérations sincères et le dialogue dans un monde multiple, d’œuvrer pour la paix, la sécurité la stabilité et l’harmonie, de lutter contre l’intolérance et l’extrémisme, de s’appuyer sur nos convergences et les valeurs que nous partageons. En définitive, faire front ensemble face à tout ce qui menace l’humanité, en s’appuyant notamment sur l’éducation et le « smart power de la diplomatie religieuse ». Car les religions doivent aider et non compliquer les choses. Elles ont une responsabilité historique à un moment critique de notre Histoire. Et pour cela, commencer par se connaître, se comprendre et se respecter, pour travailler ensemble, affirmer et promouvoir nos valeurs communes, parler à la jeunesse et agir sur le terrain.
Ce moment était « historique », et c’est une expression que j’ai entendue dans la bouche de nombreux participants, qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans. Il se dégageait même un climat de confiance et une envie sincère de poursuivre, prolonger et renforcer cette coopération internationale.
Il convient de saluer l’engagement de la Ligue islamique mondiale en faveur du dialogue et la coopération entre les religions au travers de cette remarquable initiative qui s’inscrit dans les objectifs et les missions définies depuis 2016 par son nouveau secrétaire général, Mohammad Abdul Karim Al-Issa. Son ambition est « d’œuvrer pour un islam humaniste » et elle se présente ainsi sur son site :
« La Ligue islamique mondiale est une OING basée à La Mecque. Dirigée par un Secrétaire général et un Haut conseil, elle conduit des actions diplomatiques, religieuses, intellectuelles et humanitaires pour lutter contre l’extrémisme et le terrorisme, établit le dialogue avec toutes les religions et cultures pour favoriser la compréhension et la paix, et vient en aide aux plus démunis dans les domaines de l’éducation et de la santé. »
Le caractère, certes nouveau, mais déterminé et œcuménique de cette dynamique de fond est porteur de nombreux espoirs. A terme, n’en doutons pas, cela aura des effets bénéfiques, jusque dans nos villes, nos quartiers et même nos cœurs.
Un forum inscrit dans une grande dynamique
En effet, le forum de Riyad n’est pas un fait isolé ou un événement destiné à redorer un quelconque blason. Il constitue une étape sur le chemin de transformation et de « modernisation » du pays engagé par l’Arabie Saoudite depuis quelques années et dans lequel la Ligue s’inscrit pleinement. En amont du Forum du 11 mai 2022, la Ligue a ainsi confirmé sa réorientation stratégique, par de nombreuses actions concrètes, en particulier trois, sur lesquelles il est utile de s’attarder un instant.
1. Le 29 mai 2019, la Charte de la Mecque a été signée par des représentants de l’ensemble des composantes de l’Islam. Ce document, qui comporte 31 articles et définit « les droits et les devoirs des croyants », met en avant l’égalité entre les hommes « dans leur humanité », rejette le racisme sous toutes ses formes, le terrorisme, l’oppression et les discriminations, reconnaît les différences entre les Nations et les peuples, ou encore affirme que les « divergences culturelles ou religieuses » ne doivent pas être une source de conflit mais au contraire l’occasion du dialogue de la coopération. La liberté de conscience y est défendue de même que l’égalité entre les hommes et les femmes.
Pour lire la charte, suivez ce lien.
2. Quatre mois plus tard à Paris, le 17 septembre 2019, La Fondation de l’Islam de France et la Ligue Islamique Mondiale organisaient une conférence interreligieuse pour la paix et la solidarité, en présence de responsables français juifs, chrétiens et musulmans. A l’issue, un mémorandum « pour l’entente et l’amitié » a été signée par M. Haïm Korsia, Grand Rabbin de France, M. François Clavairoly, Co-président du Conseil d’Églises chrétiennes en France, S.E Mohammed Abdul Karim Al Issa, Secrétaire général de la Ligue Islamique mondiale, Mgr Emmanuel Adamakis, Président de l’Assemblée des Évêques Orthodoxes de France.
Cette charte vise à « lutter contre l’extrémisme et le terrorisme et à tout faire pour affaiblir les thèses des extrémistes, contester leurs assertions » et promouvoir plutôt « la compréhension et la reconnaissance entre les croyants des trois religions », ainsi que « la liberté de conscience et la liberté religieuse ». Afin de confirmer son engagement sincère, la Ligue islamique mondiale s’est engagée à participer à un voyage mémoriel à Auschwitz associant juifs, chrétiens et musulmans.
Pour lire le mémorandum, suivez ce lien
4. Par ailleurs, en janvier 2020, la Ligue islamique mondiale a annoncé qu’elle couperait court à tous les financements destinés aux mosquées à l’étranger, que ce soit pour leur construction ou leur fonctionnement courant. Cette décision confirme la volonté de la Ligue de ne plus être « le bras religieux du régime » ni un acteur de la promotion du wahhabisme dans le monde.
C’est un pays tout entier qui se transforme
Bien sûr, si la Ligue islamique mondiale était la seule à évoluer ainsi en Arabie Saoudite, nous pourrions nous interroger. Mais son action s’inscrit bel et bien dans le cadre des grandes réformes économiques et sociétales du royaume et le projet « Vision 2030 » visant à moderniser le pays porté par le prince héritier. Même les manuels scolaires changent, afin de combler certaines lacunes historiques.
C’est en effet ce j’ai pu constater sur place. A Riyad, des grues sont un peu partout à l’œuvre et on imagine déjà l’ouverture du pays au tourisme non religieux, tout comme la vente d’alcool dans les hôtels. Certains pensent également que les autres religions auront bientôt le droit d’installer leur lieu de culte, ce qui est très attendu par le million et demi de chrétiens du pays (qui compte 34 millions d’habitants).
Sur le plan vestimentaire, si la traditionnelle abaya reste recommandée pour les femmes, comme le qamis pour les hommes, elles n’ont plus d’obligation particulière quant à sa couleur ni sa coupe. Et il ne leur est plus fait obligation de se voiler et encore moins de se couvrir la tête. Ainsi, peut-on croiser des femmes les cheveux libres et d’autres en jilbab ou encore en niqab. Loin d’être « haram », la musique y bat son plein et de grands concerts (avec Cheik Ghaleb, la chanteuse libanaise Hiba Tawaji ou David Guetta, par exemple) ainsi que des festivals de films internationaux, sont souvent organisés.
Enfin, le signe le plus récent de la volonté saoudienne de se détacher de l’influence du wahhabisme réside dans le changement de date de fondation du premier royaume. Initialement fixée à 1744, période vers laquelle le chef de tribu Mohammed Ibn Saoud s’est entendu avec le théologien réformateur Mohammed ben Abdelwahhab pour fonder le premier État saoudien, cette date a été retardée dans le temps par le Roi Salmane et le prince héritier d’une vingtaine d’année pour situer la création du royaume en 1727, en amont de cet épisode dont se servent les wahhabistes pour exercer leur influence religieuse sur le pouvoir politique. Une forme de sécularisation semble donc en marche.
Mais revenons à ce bref séjour à Riyad qui ne s’est pas limité à notre participation à ce forum historique.
Concert « Voices for Peace » à l’occasion de la journée de l’Europe
Le soir même, à l’initiative de l’ambassade de France en Arabie Saoudite et avec le soutien de deux partenaires privés (Ardian et Egis), un grand concert a été organisé pour commémorer la date anniversaire de création de l’Union européenne. Sous la direction du chef d’orchestre Amine Kouider, le programme a mélangé musique classique et musique arabe, et fut joué à deux formations par le « Saudi national music and band choir » et l’orchestre philarmonique international de Paris. Deux sopranos, la française Aurélie Loilier et la saoudienne Swansan Al Bahiti, et un chœur saoudien mixte ont interprété avec brio des œuvres lyriques européennes et saoudiennes.
Le dernier morceau de la soirée fut l’Ode à la joie de L.V. Beethoven, d’abord joué de façon classique et ensuite de façon orientale. Remarquable. Salle comble et standing ovation à la fin !
Le lendemain, le même concert s’est déroulé à Djeddah.
Rencontre avec le Président de l’Alliance Française
La veille, nous avons rencontré Zaher Al Munajjed, le président de l’Alliance française, son frère Kamel et plusieurs de leurs amis. Nos échanges de fond ont permis de confirmer que les transformations du pays étaient bien réelles, que les modes de vie changeaient vite, que les aspirations de la jeunesse étaient entendues et que le plan « Vision 2030 » et l’activisme réformateur de MBS, le prince héritier, contribuaient à faire passer le pays en quelques années du 18e au 21e siècle.
Il fut également passionnant de discuter de nos modèles de gouvernance respectifs et leurs origines, en cherchant à se comprendre, et en laissant de côté les préjugés et les idées reçues, tout étant toujours différend vu de près. La confrontation entre « despotisme éclairé » et « république semi-présidentielle » ne fut pas stérile, bien au contraire. Elle fut une source de pédagogie, même si le concept de « laïcité à la française » reste pour eux un concept mystérieux… Une chose paraît certaine, le pays tient à son système politique et à sa monarchie, et la dynamique de sécularisation engagée par le prince héritier est très largement soutenue par la population.
En revanche, dans ce pays (et sans doute dans beaucoup de confession musulmane), l’image de la France s’est détériorée. Nous sommes perçus comme un « pays islamophobe » et notre ministre de l’Intérieur est classé « à l’extrême droite ». Par chance, notre séjour a eu lieu juste avant la longue polémique sur le burkini… J’ai bien tenté d’expliquer la réalité française et nos difficultés intérieures, dans le contexte de l’état de droit, mais il aurait fallu bien plus qu’une soirée pour convaincre nos amis de la véracité de mes propos et du caractère non islamophobe de la société française.
Rendez-vous à l’Ambassade de France
Le lendemain matin, S.E. monsieur Ludovic Pouille, ambassadeur de France en Arabie Saoudite, nous a reçu, Ghaleb Bencheikh et moi. Arabisant, érudit et ayant occupé plusieurs postes dans la région, notre ambassadeur connaît et comprend bien le pays et sa culture.
Le forum de la Ligue islamique mondiale fut bien sûr au cœur de nos discussions, ainsi que la situation dans le pays et ses relations avec la France et l’Europe. Le concert organisé la veille, encore impensable voilà quelques années, confirme que nous sommes au début d’une nouvel ère. Mais des difficultés subsistent. La guerre au Yemen qui risque de faire obstacle à la mise en œuvre totale du plan « Vision 2030 », et entretient un climat d’insécurité bien réel et peu favorable au tourisme non religieux, par exemple. La « compétition religieuse » avec l’Égypte du maréchal al-Sissi crée une émulation plutôt favorable à l’émergence d’un « islam modéré » (expression prononcée par le président du Conseil de la Fatwa des Émirats arabes unis lors du forum de la Ligue islamique mondiale). Enfin, le prince héritier est un vrai réformateur et il bénéficie du plein soutien de son père. Cependant, sa façon autoritaire d’exercer le pouvoir, qu’il a concentré entre ses mains et lui permet de réformer le pays à marche forcée, fait de lui la cible de tous ses opposants et des fondamentalistes. S’il devait être arrêté dans son élan, c’est sans doute le pays tout entier qui arrêterait de se transformer.
De notre conversation, je retiendrai plusieurs points.
Localement, l’approche française se veut pragmatique et s’attache aussi souvent que possible à reconnaître et valoriser « ce qui va dans le bon sens ». Les Saoudiens y sont sensibles.
L’image « islamophobe » de la France pose problème et il faut déployer beaucoup d’efforts pour expliquer et replacer dans leurs contexte nos débats publics sur la sécurité, le voile, l’immigration et les théories radicales du « grand remplacement ».
Enfin, la diplomatie, c’est un vrai métier.
Visite d’ETIDAL
La dernière étape de notre périple, et pas des moindres, fut la visite d’ETIDAL, le centre de lutte contre l’idéologie extrémiste. Créé il y a cinq ans et employant 1 500 personnes, ce centre est le cœur saoudien de la lutte contre la radicalisation et le basculement vers l’extrémisme religieux et le terrorisme.
ous avons d’abord assisté à une présentation générale du centre, de son analyse de la menace et de ses méthodes de travail. Nous avons ensuite visité le cœur du réacteur de cette vaste installation. Une immense salle équipée de centaines de postes informatiques depuis lesquelles une « armée de spécialistes » infiltre et traque les manipulateurs de conscience et repère leurs victimes. Un partenariat a été conclu avec Telegram en octobre 2021, ce qui permet au centre d’être très réactif et de pouvoir retirer sans tarder les contenus subversifs (près de 2 millions en un an). Au mur, d’immenses écrans de contrôle permettre de suivre en temps réel l’activité du centre ainsi que l’évolution de nombreux indicateurs sensibles.
Pour visiter le site d’ETIDAL, suivez ce lien.
Conclusion
Au terme de notre voyage nous avons donc pu constater d’un côté que l’Arabie Saoudite se modernise et se libéralise à grande vitesse, et que de l’autre, elle se donne les moyens nécessaires pour combattre la menace intérieure de l’extrémisme religieux. Nous ne pouvons que nous en réjouir et saluer le courage, la détermination et l’audace de ceux qui mènent ces grands chantiers.
Alexandre Malafaye
Président de Synopia
La délégation française était composée de 9 personnes
Ghaleb Bencheikh, Président de la Fondation pour l’Islam de France
Le Métropolite Emmanuel Adamakis, Président de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France
Moshe Lewin @MocheLewin, Vice-président de la Conférence des rabbins européens (CER), conseiller spécial du Grand Rabbin de France, Rabbin du Raincy Villemomble Gagny
Mohammed Moussaoui, Président du Conseil français du culte musulman
Tareq Oubrou, Grand imam de Bordeaux
Père Vincent Feroldi, Directeur du Service national pour les relations avec les musulmans
Michel Serfaty, Rabbin de Ris-Orangis, Professeur émérite des Universités et président-fondateur de l’Amitié judéo-musulmane de France
Kamel Kabtane, Recteur de la Mosquée de Lyon
Alexandre Malafaye, Président de Synopia