Tribune libre par Xavier d’Audregnies
Lors de la disparition de Bernard Tapie, les micros-trottoirs ont abondamment rendu compte des hommages populaires, sincères, spontanés et parfois spectaculaires, que recevait l’homme d’affaires controversé de la part de quidams admiratifs. Assez singulièrement, alors même que sa carrière a été jalonnée de coups tordus et d’affaires judiciaires, la vox populi lui reconnait son sens de la réussite. «Certes, il a été condamné à de la prison, mais c’était tout de même un sacré battant, et après tout, il a bien réussi, non ? » dit un des interviewés. « Il a un peu triché, mais il a ramené la coupe d’Europe à Marseille », nous dit un autre.
Il est étonnant que l’admiration aille à une personnalité dont les thuriféraires eux-mêmes reconnaissent qu’il a enfreint les lois. En vérité, le message implicite que portent ses admirateurs populaires au héros disparu est que l’on ne peut réussir, lorsqu’on est issu du peuple, qu’en prenant des libertés avec les lois et la morale ambiante. En somme, Bernard Tapie serait le descendant des Robin des bois, des Mandrin, des Cartouche, ou des Lupin, dont la mémoire collective a consigné les exploits. Ce sont certes des hors-la-loi, mais pour la bonne cause : servir le peuple (« Voler les riches pour donner aux pauvres », disait Robin des bois), quitte à se servir abondamment au passage. Bien sûr, pour que le personnage atteigne aux dimensions de l’épopée, il faut une bonne dose de flamboyance et de panache. Qualités dont savait faire montre Bernard Tapie.
Cet hommage spontané correspond donc à l’idée selon laquelle, pour réussir, il faudrait être à la fois audacieux (« sévèrement burné », disait notre Nanard) et un peu filou. En définitive, cela pose la question de l’égalité des chances, et partant, de l’équilibre de notre société.
Les gens ont en effet compris que le système de pouvoir est bien verrouillé, et la probabilité d’y jouer les premiers rôles en partant de rien reste très faible. « Égalité des chances, mon cul ! », aurait pu dire Zazie. C’est pourquoi ils concèdent, avec bonne humeur et un sourire entendu, qu’il « faut bien » se placer un peu en dehors des lois pour réussir. C’est aussi pour cela qu’ils élèvent au statut de héros populaire les quelques individus qui ont réussi de la sorte. Les Mandrin, les Cartouche, les Vidocq, les Lupin ont tous mal fini, exécutés et souvent torturés, entrant ipso facto dans la geste populaire. Les personnages joués par Jean-Paul Belmondo étaient souvent de cet acabit, et probablement c’est cela aussi qui a contribué à la célébrité de l’acteur récemment disparu.
A l’inverse, que reste-t-il à un homme du peuple qui rêve de s’élever au-dessus de sa condition ? A continuer à en rêver, toute sa vie durant, en accumulant rancœurs et frustrations, et en admirant les sublimes brigands qui ont su réaliser ce dont lui n’est pas capable ? Ou alors à se jeter dans des aventures plus ou moins désespérées qui peuvent aller au vote pour des candidats aux idées les plus extrêmes, au port d’un gilet jaune, à l’occupation d’une « Zone A Défendre » ou à la conduite d’un go-fast rempli de drogue. Quelques-uns iront même rejoindre le djihad,… Ce sont là des comportements révélateurs de la maladie inégalitaire qui ronge notre société et qui correspondent au syndrome « Perdu pour perdu, autant tenter quelque chose ! ».
La sympathie populaire dont jouit Bernard Tapie montre en tous cas que les Français ont parfaitement intégré que la société était verrouillée, et que tous les efforts pour se hisser sur l’échelle sociale par des moyens légaux étaient la plupart du temps voués à l’échec. En gros, pour nos concitoyens, la société française est une société de castes. Les élites dominantes ne veulent pas voir qu’elles ne jouent pas le jeu de l’égalité, pourtant proclamée. Certes, depuis que l’homme peuple la planète, les sociétés sont organisées en castes plus ou moins officielles. Et, partout et toujours, la caste au pouvoir entend bien ne pas rogner ses privilèges. Il en a toujours été ainsi, toute l’Histoire le raconte. Dans tous les cas, c’est ainsi que nos concitoyens le perçoivent.
Pour autant, nous n’avons jamais eu autant besoin d’une nation unie et solidaire pour affronter les défis de notre temps. Or, l’union et la cohésion nationales ne sont possibles que si les règles du jeu sont claires, qu’elles sont les mêmes pour tous, et qu’elles sont appliquées avec rigueur. Et dans ces règles du jeu, il y a la promesse républicaine d’égalité. La Déclaration de Droits de l’Homme le proclame dès son article premier « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Et, pour être sûrs d’être bien compris, les rédacteurs de la Déclaration ajoutent dans l’article 6 : « Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. ». On ne saurait être plus clair !
Qu’on appelle cela « contrat social », « promesse de la République », « vivre ensemble », ces mots n’ont de sens que s’ils correspondent à une réalité. Que si chacun est convaincu qu’à force de travail et de mérite, ses talents et son énergie seront reconnus par la société et lui permettront de s’y faire une place, la place qu’il estime lui revenir. Le « Bernardtapisme » montre que ceci ne marche pas, et, pire, que personne n’y croit.
Ce gros mensonge est non seulement immoral, il est désormais dangereux.
Car ce qu’il y a de nouveau, c’est la conjonction imprévue de deux phénomènes concomitants. Le premier, c’est l’accession à la connaissance et à l’information de dizaines de millions d’hommes, jusqu’ici tenus dans l’ignorance des décisions et du monde de ceux qui les prenaient. Maintenant, ils savent, et cette connaissance est à terme, explosive.
Le second phénomène, c’est l’imminence des périls qui menacent l’humanité en général et la France en particulier, péril climatique, péril numérique, péril biologique, péril énergétique, ou quelques autres tout aussi inquiétants.
La rencontre des deux circonstances fait que la conscience est de plus en plus partagée d’un malentendu géant. Il apparait à de plus en plus de gens que le système actuel de décision collective conduit probablement à la catastrophe et qu’il ne permet pas, à coup sûr, de mobiliser et d’engerber les énergies humaines en vue du salut commun. Le système de castes est à l’évidence trop souvent de placer « the right man at the right place ».
Par ailleurs, il devient évident qu’on ne pourra mener – en douceur, dans l’ordre et avec la sollicitude nécessaire pour les plus fragiles – les changements organisationnels majeurs et profonds qu’impose l’époque, que si et seulement si l’équité entre les hommes est garantie. Pourquoi des citoyens se résoudraient-ils à des sacrifices qu’ils n’ont pas choisis et sur lesquels ils n’ont pas eu leur mot ? Et pourquoi certains seraient-ils les seuls habilités à prendre les difficiles décisions au nom de tous ?
Aujourd’hui, l’égalité réelle entre les hommes n’est plus seulement un impératif moral, c’est une condition de réussite des transitions difficiles qu’il faudra bien conduire.
Si cette égalité n’est pas assurée, tout est en place pour des bouleversements violents. « Indignez-vous ! », disait le doux Stéphane Hessel. On y est.
Xavier d’Audregnies,
Membre de Synopia