A quelque chose malheur est bon… Durant cette crise sanitaire, et pour pallier les défaillances de l’État central, les Français ont montré une fois de plus leur esprit d’initiative constitué de bonne volonté, de fronde vis-à-vis des solutions toutes faites, d’une débrouillardise atavique et d’un sens aigu du bricolage. Il suffisait de lire la presse régionale (qui, elle aussi, a su magnifiquement s’adapter avec les moyens du bord à une situation difficile) pour voir la floraison de solutions de terrain. Ici, on a organisé la fabrication de masques par des couturières volontaires, là on a mobilisé la distillerie locale pour fabriquer du gel hydro-alcoolique, ailleurs les pompiers reconvertissaient leurs chiens pour détecter les personnes contaminées, plus loin on inventait un cheminement à l’intérieur du marché pour éviter tout contact, là-bas on organisait le soutien aux soignants (logement, garde d’enfants, repas, ..) pour qu’ils puissent se concentrer sur leur travail. Dans un registre plus scientifique, c’est à Marseille que l’on a développé un protocole de soins qui a semblé être efficace, et c’est à Montpellier qu’on a mis au point un test salivaire rapide.
Le Président l’a reconnu dans son allocution du 14 juin : « Face à l’épidémie, les citoyens, les entreprises, les syndicats, les associations, les collectivités locales, les agents de l’État dans les territoires ont su faire preuve d’ingéniosité, d’efficacité, de solidarité. ». Et il en a tiré la conclusion que « Tout ne peut pas être décidé si souvent à Paris. (…). Libérons la créativité et l’énergie du terrain. Je veux ouvrir pour notre pays une page nouvelle donnant des libertés et des responsabilités inédites à ceux qui agissent au plus près de nos vies ».
Fin de la verticalité descendante, et du pouvoir jupitérien ? Chiche ! Si cette crise avait permis une prise de conscience que le pouvoir au troisième millénaire ne peut plus être vertical et descendant, ce serait une bonne nouvelle ! Ce serait reconnaitre une évidence : on ne peut pas mener une nation constituée de citoyens responsables, éduqués et informés, comme on menait les masses illettrées du XIXe siècle. C’est impossible pratiquement, car les gens n’acceptent plus les décisions qu’ils n’ont pas comprises ou admises. Mais surtout, cela constitue un gaspillage d’intelligence collective. Place donc à la participation citoyenne aux décisions publiques. En vérité, l’objectif est simple à énoncer : il s’agit de libérer les initiatives locales et d’écouter les « faiseurs » expliquer leurs succès, plutôt que de laisser les « diseurs » penser à leur place.
C’est simple, mais c’est une révolution copernicienne pour le fonctionnement de l’État, dont la légitimité venue « du haut » est forcément verticale et descendante, et dont le mode d’action privilégié est la création de normes « générales et impersonnelles ». Cette méthode a certes été nécessaire dans les siècles passés pour résister aux risques de dilution de la société et d’éclatement du pays. C’est elle qui a permis de bâtir la nation française, en pliant les Français des différentes régions aux mêmes lois, aux mêmes normes, et au même ordre. Mais aujourd’hui, ce paradigme n’apporte plus l’efficacité nécessaire, laquelle commande d’utiliser au maximum les intelligences humaines disponibles.
On pourrait croire que la propension au dirigisme central s’affaiblirait devant la volonté de participation des citoyens qui devient chaque jour plus forte, à mesure que la population est de mieux en mieux informée. C’est le contraire qui se passe, car les outils numériques permettent, aujourd’hui encore plus qu’hier, aux dirigeants nationaux de connaître instantanément les problèmes en tous lieux du territoire, et de prétendre les gérer depuis les bureaux parisiens.
En réalité, il faut choisir de parier, en matière de gouvernance publique, sur l’intelligence collective des hommes plutôt que sur l’intelligence artificielle des machines.
Comment faire ? Faut-il créer un nouvel organe constitutionnel ? Les uns parlent d’un ministère de la citoyenneté, d’autres d’une Haute Autorité à la participation citoyenne. En réalité, tout existe déjà. Nombreuses sont les institutions qui, théoriquement, sont à l’écoute des citoyens : CESE, CESER, défenseur des droits, CNDP, sans compter les dizaines d’Autorités et Hauts-Comités spécialisés.
Il suffirait donc de le vouloir, et de faire cesser les querelles de chapelle qui conduisent ces différents organismes (et leurs présidents, forcément éminents), à se penser les seuls détenteurs de la parole citoyenne, et par conséquent à ne plus écouter lesdits citoyens.
Pourquoi ne pas mettre les CESER en réseau, coordonné par le CESE national ? Pourquoi ne pas rattacher la CNDP (qui a acquis un savoir-faire affirmé en matière de gestion de débats dans la population), ainsi que les diverses institutions spécialisées, au CESE, qui deviendrait ainsi la tête de réseau de l’expression citoyenne ? Pourquoi ne pas imaginer, sur le modèle britannique, un droit citoyen de saisine du CESE, à partir de 10 000 signatures, par exemple ?
Il n’y a pas que l’expression citoyenne, le « dire ». Il faut aussi libérer le « faire », c’est à dire la possibilité d’expérimenter des solutions locales, quitte à les déclarer provisoires jusqu’à leur validation par les autorités compétentes. Dans les années 1970, beaucoup d’innovations ont été lancées ainsi. Lorsqu’une idée semblait intéressante, on lançait une expérience de terrain, dans un lycée, un département, un hôpital, qu’on baptisait « lycée-pilote », ou « département-pilote », on déroulait l’expérimentation pendant plusieurs mois, avant d’en tirer les enseignements. Pourquoi ne sait-on plus procéder ainsi ?
Il conviendrait donc que, pour le moins, les administrations parisiennes laissent un pouvoir d’initiative, et une capacité d’aménagement des règlementations aux représentants locaux de l’État (qui après tout, sont leurs collègues) pour trouver des solutions imaginatives aux problèmes concrets qui se posent aux citoyens. Et qu’elles encouragent ces mêmes fonctionnaires (au plus près du terrain, c’est à dire au niveau de la sous-préfecture) à prendre l’habitude de concevoir les solutions en associant les forces vives : élus locaux, entrepreneurs, associations, universités, etc. Cela implique que les représentants locaux de l’État, ainsi que les élus locaux fassent évoluer leur rôle. Dans la nouvelle architecture de la décision publique, la fonction des autorités institutionnelles n’est plus seulement de disposer de l’exclusivité de la décision et d’en porter la responsabilité, mais de faciliter l’expression des souhaits et la prise d’initiative des citoyens, de valider les propositions pertinentes et réussies, et de capitaliser les bonnes expériences.
Plus de pouvoir d’initiative, donc. Mais plus que de pouvoir, ce dont ont besoin les autorités qui décident de jouer le jeu de la participation citoyenne, c’est d’une forte volonté d’y parvenir, et de méthodes de travail adaptées. Certains maires de petites villes ont lancé des démarches en ce sens. Au début balbutiant, le mouvement s’est organisé en marchant, et ces communes vivent désormais une vraie démocratie de proximité, utilisant tous les outils qui en permettent l’exercice : réunions et débats publics, commissions extra-municipales ouvertes aux citoyens, budgets participatifs, etc.
Plus que d’une nouvelle instance, ou une nouvelle architecture juridique des pouvoirs, souvent décevantes, on aurait enfin besoin de formations solides pour apprendre aux membres du corps préfectoral (dans un premier temps), et aux élus locaux (dans un second temps), leur nouveau métier, qui consiste à organiser le travail collectif et la délibération citoyenne.
En somme, il n’est pas besoin de bouleverser une nouvelle fois (en vain, probablement) la Constitution qui n’en peut plus. Toutefois, utiliser les ressources humaines de la Nation suppose trois choses et trois seulement : y croire, le vouloir, et se donner les moyens de le faire vraiment.
L’époque nous présente une fenêtre d’opportunité pour lancer à grande échelle cette démarche de libération des énergies. Ne la gaspillons pas !
Alexandre Malafaye, Président de Synopia
Benjamin Grange, Président de Dentsu Consulting
Xavier d’Audregnies, membre de Synopia