Journal des Futurs #109 – Comment faire mieux avec l’Europe ?

Livre Blanc : spécial élections européennes 2024

Comment faire mieux avec l’Europe ? 
Par Alexandre Malafaye, Président de Synopia 

C’est un fait indéniable : la place que l’Europe occupait dans le monde a progressivement diminué. Aujourd’hui, elle est même contestée. 

Avant d’en identifier les causes et les remèdes, il est crucial de définir ce que l’on entend par « Europe ». S’agit-il du continent, englobant des pays comme la Grande-Bretagne, la Norvège et la Turquie ? Ou bien s’agit-il plus modestement de l’Union européenne et ses 27 États membres ? En termes de population, notons que la moitié de l’Europe comme continent se situe en dehors des frontières de l’UE. La question des frontières de l’Europe ou de l’Union européenne est centrale.  

La contestation de la place de l’Europe dans le monde est aussi celle de l’Occident dans son ensemble. Le Japon perd de l’influence en Asie, tout comme l’Australie. Les États-Unis, même s’ils continuent d’être la première puissance mondiale, ont perdu leur statut de maître des affaires du monde, par l’accumulation d’échecs : en Syrie, en Afghanistan, au Kurdistan, même en Israël puisque leur influence sur le Premier ministre Benyamin Netanyahou dans son offensive à Gaza semble toute relative.  

Les puissances émergentes, notamment les BRICS, s’allient de manière inattendue (et parfois contre nature) pour contester les valeurs propagées par l’Occident et créer un nouvel ordre du monde. L’alliance surprenante entre l’Arabie Saoudite et la Russie, ainsi que le manque d’opposition en Amérique latine à l’égard de l’offensive russe en Ukraine, témoignent de ces changements.  

Mais en comparaison, l’Europe semble plus affectée que les États-Unis par cette évolution, notamment en raison de sa dépendance vis-à-vis des Américains pour assurer sa propre défense. Ainsi, les dernières invectives de l’ancien (et peut-être futur) Président Donald Trump contre les Européens ont provoqué une onde de choc en Europe. Or, il n’y a rien de nouveau. Certes, l’attitude est outrageante, mais les idées n’ont pas changé de Barack Obama jusqu’à Joe Biden : depuis de nombreuses années, les États-Unis enjoignent les Européens à investir davantage dans leur défense et leur sécurité. Ce n’est un secret pour personne que leur principal adversaire aujourd’hui est la Chine, non la Russie. Alors oui, il y a un risque pour l’Europe si Donald Trump redevient Président : c’est qu’elle n’ait pas pris la mesure à temps des intérêts américains.  

Mais ne nous y trompons pas, la coopération avec les États-Unis a toujours existé et existera toujours. Simplement, nous devons désormais (enfin !) l’aborder sans naïveté et sans révérence. C’est d’autant plus important que les États-Unis voudront à tout prix conserver leur maitrise du commerce international, notamment dans le domaine des technologies de pointe où ils ont pris une avance considérable sur l’Europe.  

Nous avons longtemps préféré investir le champs de la norme et de la réglementation, plutôt que celui des technologies et du savoir. Or, l’un ne va pas sans l’autre. Nous ne pourrions pas, par exemple, imposer des normes environnementales et sanitaires à nos partenaires commerciaux si nous ne les appliquions pas en interne, à nous-mêmes. C’est un enjeu de crédibilité. Et de la même façon, nous ne maintiendrons une forme d’avance normative que si nous avons la même avance au niveau technologique.  

Ce qui amène à nouveau à la question des frontières. D’abord, les frontières commerciales : les normes européennes s’appliquent surtout à l’intérieur de nos frontières, ce qui peut créer un désavantage, une concurrence déloyale entre les industries et entreprises européennes, et les autres. C’est l’un des enjeux de l’accord avec le Mercosur. Ou encore celui de l’importation massive de poulets ukrainiens. Dans les deux cas, l’Union européenne doit pouvoir justifier ses partenariats commerciaux aux yeux de ses agriculteurs qui se sentent lésés par l’absence d’une préférence communautaire.  

La question des frontières, c’est aussi l’enjeu migratoire. Qui contrôle les frontières extérieures de l’UE ? Qui a la compétence pour décider d’accueillir ou non des migrants et des demandeurs d’asile ? Qui décide de la répartition des réfugiés entre les États membres ? La frontière qui sépare les compétences des États et celles de l’Union européenne est trop souvent floue : personne ne sait plus qui doit ou qui peut décider.  

L’Europe a donc progressivement pris la forme d’une espèce d’ectoplasme entre incertitude et doute. Elle est quelque chose d’envahissant et qui n’existe pas en même temps. Et cela, c’est profondément malsain. Qui plus est, peu sont aujourd’hui ceux capables de citer de mémoire les 27 États membres qui composent l’UE, ce qui ajoute à la confusion.  

Pour sortir de cet état d’indécision, il faut d’abord le vouloir, s’entendre et le faire ! 

L’Union européenne doit faire les efforts nécessaires pour se « reconnecter » avec les États et les peuples. Non pas s’en rapprocher – le mot est biaisé puisque l’UE est par essence quelque chose de lointain, de distant – mais trouver les moyens de créer de nouvelles connexions entre les États membres. Comment ? En les faisant davantage travailler ensemble, à tous les niveaux, afin de fabriquer des coopérations d’intérêt. 

Le premier niveau est sans doute le plus insoupçonné et pourtant le plus crucial : c’est le niveau des fonctionnaires et des personnels politiques. Lors des trente premières années de la construction européenne (jusque dans les années 1990 environ), les États membres envoyaient des hommes et des femmes hautement qualifiés d’une part, et aussi intégrés et respectés au niveau national. Pour ne citer que les Français : Valéry Giscard d’Estain, Simone Veil, Michel Rocard, Paul Delouvrier, Raymond Barre et tant d’autres. Non seulement ils savaient ce qu’était la Communauté européenne, comment elle fonctionnait, mais ils connaissaient aussi très bien le fonctionnement d’un État. L’interpénétration des personnels politiques européens et nationaux était totale. Elle était essentielle pour se comprendre.  

Puis est venu le temps des concours et des parcours balisés pour accéder aux institutions européennes. Désormais, les personnels font soit carrière dans leur État, soit « à l’Europe ». La connexion s’est peu à peu perdue.  

Les personnels politiques européens et nationaux ne travaillent plus ensemble. Mais les États membres non plus ! Progressivement, la Commission européenne a pris de plus en plus de place et s’est substituée à l’intergouvernemental. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi, mais cela a conduit à perdre l’habitude de travailler entre États pour déléguer le travail de coordination et de mise en commun à la Commission.  

Comment reconnecter les États ? Cela passe par une multiplication des plans de coopération entre les États membres concernés et compétents sur un sujet ou un domaine donné. Par exemple, si l’on décidait d’un plan de protection de la façade atlantique (lutte contre la pêche illégale, le trafic de drogue, etc.), il faudrait associer les États membres qui ont un accès direct sur l’Atlantique et ceux qui ont une Marine adaptée, cela inclue donc bien sur les Britanniques qu’il faut absolument continuer d’associer. Cela pourrait être dupliqué pour toutes les mers, tous les détroits. Et il faudrait y associer des États membres et des États non-membres lorsque ces derniers ont une compétence ou un intérêt dans le domaine de coopération envisagée.  

Ces coopérations d’intérêt qu’il faut dupliquer sur autant de sujets que nécessaire ne nécessitent en aucun cas de ratifier un nouveau traité. Elles relèvent du mécanisme de coopération renforcée introduit par le Traité d’Amsterdam et qui n’a été que très peu utilisé, alors qu’il est d’une utilité et d’une simplicité extrêmes !  

À travers ces coopérations, les États et les personnels politiques des États reprendraient l’habitude de travailler ensemble, jusqu’à ce que cela devienne un réflexe. Le réflexe européen en somme.  

Là encore, la question des frontières revient : l’Europe à 27 c’est soit trop, soit trop peu. Se mettre d’accord sur toutes les politiques à 27, c’est impossible. Et voter un nouveau traité pour passer de l’unanimité à la majorité qualifiée, c’est une chimère ! Il faut donc trouver les moyens de faire ensemble, avec ceux qui le veulent et ceux qui le peuvent.  

C’est d’autant plus essentiel que les dirigeants européens ont récemment remis sur la table la question de l’élargissement. Jusqu’où peut-on élargir ? L’Ukraine, la Moldavie, mais aussi les Balkans, la Turquie qui attendent depuis des décennies ? Il deviendra impossible d’avancer dans l’intégration européenne si tout doit être discuté à 30 ou 40 États membres. C’est donc un enjeu de survie pour le projet européen. Nous y reviendrons. 

Reconnecter l’UE, les États et les peuples, c’est aussi arrêter la cacophonie constante et les interprétations contradictoires. À l’issue d’un Conseil européen, chaque Chef d’État ou de gouvernement organise sa conférence de presse en simultanée, devant ses médias nationaux, pour expliquer ce qu’il est parvenu à défendre et les compromis qu’il a réussi à arracher lors de la réunion. En même temps, a lieu la conférence de presse du Président du Conseil, et celle de la Présidente de la Commission européenne. Si l’on fait l’effort de toutes les écouter (en différé bien sûr) l’on s’aperçoit très vite d’une chose : soit ils n’ont pas participé à la même réunion, soit ils mentent !  

Nulle part dans les traités il n’est fait mention de la communication post réunion du Conseil. Rien n’empêcherait de décider à 27 d’une nouvelle organisation : une conférence de presse du Président du Conseil, puis, deux heures plus tard, chaque État organiserait la sienne et serait donc amené à répondre aux journalistes qui auraient tous écouté la version commune. Voilà un moyen simple de « reconnecter » ! Cette proposition (et bien d’autres) figurait dans le rapport Synopia « Refaire l’Europe, esquisse d’une politique », publié en octobre 2013.  

De la même façon, il faut cesser de faire des annonces mirobolantes, qui contiennent en elles les tous les germes de la déception. Par exemple, l’agenda Lisbonne, l’armée européenne, un accord sur la fiscalité, etc. 

Il convient également de cesser d’accabler l’Europe de tous les maux, comme sur le sujet de la complexification. L’Union européenne est par nature une construction complexe. Certes, elle produit quantités de normes dont certaines peuvent être très contraignantes, voire paraître contreproductives pour les États ou les entreprises (cf. la taxonomie verte européenne ou de la CSRD – Corporate Sustainable Reporting Directive – qui imposent des normes de reporting extra-financiers lourdes aux entreprises). Mais les États conservent une vraie marge de manœuvre significative dans l’application des normes européennes. 

En pratique, l’UE dispose de deux possibilités pour produire de la norme : soit par un règlement – texte législatif directement applicable dans tous ses éléments –, soit par une directive – texte cadre qui fixe des objectifs à atteindre et mais qui laisse les États membres libres de choisir certains moyens.  

Certains États, dont la France, vont bien souvent au-delà du cadre défini par l’UE lorsqu’ils transposent les directives européennes en droit national. Ce fut le cas avec les politiques environnementales ou sanitaires : nous rajoutons sans cesse des conditions supplémentaires ou bien nous raccourcissons les délais d’application, et nous multiplions les contrôles et les sanctions, ce qui créé pour les entreprises, nos industries ou nos agriculteurs une concurrence déloyale en interne1 !  

Les États ont une grande part de responsabilité dans la complexité normative et quand cette dernière devient insupportable pour ceux qu’elle contraint, ils se comportent comme des pompiers pyromanes, accusant Bruxelles de toutes les dérives et tentant de calmer les colères en interne comme ils le peuvent. Enfin, il n’est pas inutile de rappeler aux Zoïle de l’UE qu’en France, 20 % environ des lois résultent de transpositions de règlements ou de directives européennes.  

Reconnecter l’Union européenne et les États, cela peut également passer par le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Aujourd’hui, il s’agit de Josep Borrell. Mais le Haut-représentant ne peut pas être partout tout le temps. Il devrait pouvoir, conformément aux Traités, désigner des ministres des Affaires étrangères pour réaliser, sous son autorité, des missions spéciales.  

Nous devons exploiter toutes les possibilités offertes par le Traité avant d’en faire un nouveau. Car le chemin vers la ratification d’un nouveau texte institutionnel sera vraisemblablement très long et semé d’embûches. Or, l’Europe n’a plus le temps d’attendre. Il faut saluer l’initiative du Président français de relancer l’idée de la Communauté politique européenne, chère à François Mitterrand en son temps. La CPE dépasse les frontières de l’UE : elle implique tout le Continent, de l’Ukraine à la Turquie, en passant par les Balkans, et bien sûr, les Britanniques ! C’est un outil auquel il faut vite donner du contenu, sans quoi, la position de l’Europe dans le monde ne cessera de reculer. Il y a urgence.  

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