Nous nous en souvenons : le mouvement des Gilets jaunes est né en octobre 2018 sur les réseaux sociaux autour de figures anonymes dont les « posts » ou les « Facebook live » étaient très suivis. Avec 27 millions de messages échangés sur Internet en 13 mois, ce mouvement se voulait sans chefs, les contestant dès qu’ils tentaient d’émerger. Friands de réseaux sociaux et de négociations filmées au grand jour, partisans d’une démocratie directe, les Gilets jaunes semblaient avoir réussi ce que les syndicats et les partis les plus contestataires espéraient depuis longtemps : la convergence des luttes. Ni ultradroite, ni ultragauche, mais ultrapeuple ! Les fins de mois et le pouvoir d’achat formaient un combat commun pour fédérer le plus grand nombre. Ni négociation, ni révolution. Les Gilets jaunes souhaitent qu’on les écoute, qu’on les voit (en jaune), qu’on les entende, qu’on les comprenne.
Mais au fil des mois, les revendications semblent de plus en plus floues, le malaise du mouvement devenant patent. Pour la révolution, elle paraissait fort divisée, hésitant entre le mouvement de foule violent et le rejet de la casse. Alors que les Français sont naturellement portés à soutenir les mouvements sociaux ou les revendications populaires, le mouvement s’est progressivement marginalisé jusqu’à ne plus recueillir l’adhésion. Il s’est mis à durer pour durer, sans que le combat soit clair : ses revendications étant de moins en moins en lien avec les attentes de la société. On retient aujourd’hui de ce mouvement le terme « Gilet Jaune » qui devient un marqueur de toute grogne sociale, sans que cela renvoie forcément aux origines du mouvement : diminution de la vitesse à 80 km/h, hausse du carburant, stigmatisation des véhicules diesel, clivage entre urbains et ruraux, etc.
Dès 2019, les failles dans la société étaient criantes et révélées par ce mouvement : l’urgence d’un sursaut dans l’hôpital public, les retraites, le pouvoir d’achat et l’amélioration des conditions de vie des français. Demain, elles seront exacerbées par la réalité de la crise économique post-covid. La colère, déjà sourde, en sera probablement plus violente. Le sujet de la cohésion sociale est plus que jamais mis à mal, certains Français n’étant pas plus intégrés aujourd’hui qu’hier. Aide-soignants, livreurs, caissiers, agents de propreté, … ces « premiers de tranchés » pendant la crise seront aussi les premiers à se manifester, la reconnaissance de la France n’étant pas suffisante pour faire que la vie reprenne son cours comme si de rien n’était. Une nouvelle vague de contestation sociale est plus que probable. L’anticiper est dès lors nécessaire.
Les premiers signes sont déjà là. En plein confinement, la contestation prend une nouvelle façon de s’exprimer. #guillotine2020 incite, par exemple, au boycott, voire à la haine face à la foire aux vanités portées par certaines élites et stars pendant le confinement. C’est l’illustration de l’hacktivisme, forme de protestation basée sur l’usage d’internet pour défendre des idéologies ou des objectifs politiques. Se sentant investi d’une mission, l’hacktiviste utilise toute la panoplie des outils de communication d’Internet (blogs, réseaux sociaux, pétition en ligne, YouTube…) pour informer, dénoncer ou tenter de convaincre et rassembler des personnes à sa cause. Déjà en 2018, plus d’1,8 million de citoyens avaient été réunis pour assigner l’État en justice avec « l’affaire du siècle ». En cause, son inaction en matière climatique !
Dès lors, la première attitude est d’éviter l’embrasement. Anticiper le risque d’emballement passe par une analyse de sensibilité des différentes communautés pour évaluer les failles et comprendre leur aggravation potentielle pour la société.
Si les révolutions sont souvent lancées par la classe moyenne, parfois la bourgeoisie, pour changer un régime et un système, les révoltes surgissent quand une partie de la population ne supporte plus ses conditions de vie et qu’elle considère n’avoir plus rien à perdre.
Mis en place de manière plus ou moins stricte selon les pays, le confinement et l’arrêt brutal d’une partie importante de l’économie ont un impact social lourd. Les entreprises sont affectées différemment : certaines ne sont guère pénalisées, d’autres auront des difficultés mais repartiront, d’autres, enfin, mettront la clef sous la porte. Il faudra aussi distinguer les grandes entreprises (too big to fail), des situations de donneurs d’ordre ou de sous-traitants. Il faudra également intégrer les changements dans l’organisation du travail et le management avec, notamment, le développement du télétravail.
L’impact social sera donc différent selon les cas de figures, même si l’explosion du chômage va peser fortement sur le climat social et politique. Dans les entreprises qui redémarreront et qui ont une vraie tradition de dialogue social, il y aura des tensions et difficultés mais on peut penser que des solutions de compromis innovantes seront trouvées. Celles où le dialogue social est mauvais connaitront de fortes tensions pouvant se transformer en colères. Celles qui fermeront conduiront leurs salariés au chômage et les employeurs dans la difficulté matérielle. De nombreux jeunes ne retrouveront pas de travail (1 sur 6 selon l’Organisation internationale du Travail) ou ne pourront pas s’insérer.
Dans ces conditions, qui plus est en France pendant une période d’élections politiques jusqu’en 2022, l’hypothèse de tensions sociales plus ou moins localisées et de mouvements de type révoltes est loin d’être une hypothèse d’école. Ce qui implique au minimum le maintien de canadairs budgétaires, des mesures d’efficacité équitables et un renouveau démocratique.
Après ce constat, un peu inquiétant mais à l’évidence réaliste, se pose naturellement une série de questions différentes mais qu’il va falloir prioriser, et auxquelles il faudra, bien sûr, essayer de trouver réponse.
La première est sans doute de nature sociétale, en cherchant à caractériser les causes possibles du mécontentement à venir et les populations les plus touchées. Il apparait probable que la perte d’emploi et le non recrutement de nouveaux travailleurs alimentent les premiers bataillons de mécontents. Dans un second temps, on peut imaginer une réaction face à une hausse des prix et une pression financière et fiscale croissante, une fois « l’euphorie dépensière » du printemps passée.
Car le phénomène des Gilets jaunes s’est estompé sur le plan médiatique et social, sans pour autant que sa cause principale n’ait été traitée : nos concitoyens veulent être reconnus et pouvoir vivre décemment de leur travail, actuel ou passé. On comprendra qu’il faudra encore à l’avenir compter sur les Gilets jaunes qui vont s’ajouter aux « nouveaux mécontents », victimes de la crise actuelle.
La deuxième pourrait être de nature politique, au sens noble du terme, en cherchant à donner à la population davantage de moyens d’influer sur les décisions et donc sur son avenir. Dans ce domaine, une modernisation des modes de scrutin, par le recours à la numérisation et à l’élargissement des possibilités de consultation, serait de nature à redonner aux Français le sentiment que leur avis est pris en compte et, par là même, favoriser un retour de la confiance.
De façon plus générale, le rôle politique assumé par l’Etat et ses représentants ne doit plus, malgré son importance et sa prédominance, être considéré comme la seule solution à tous les maux ; il n’en a plus ni les moyens, ni la capacité, du fait de l’érosion de son autorité et de sa créativité. L’État, mais aussi les élus locaux, peuvent s’appuyer sur la pluralité des outils de communication qu’affectionnent notamment les jeunes générations (celles qui ont tendance à rejeter l’expression démocratique traditionnelle par le vote). Les sondages en ligne (via les réseaux sociaux notamment) pourraient, par exemple, être utilisés davantage par les pouvoirs publics afin de recueillir leurs avis, leurs opinions, leurs doléances, et ainsi mieux orienter la décision publique et rapprocher le citoyen de ses représentants.
La troisième question relève du domaine économique et social, car ce sont bien les entreprises qui vont donner le ton dans les mois à venir. En fonction de l’ampleur de leurs difficultés à faire face à la crise, de leur capacité à gérer le dialogue social en concertation avec les acteurs syndicaux ou les représentants du personnel, elles parviendront ou non à adapter leur stratégie aux défis majeurs auxquels elles sont confrontées. Pour soutenir les entreprises dans cette période difficile, il est nécessaire de ne pas compter uniquement sur les mesures et les aides prodiguées par l’Etat. Il conviendra de faire appel à l’intégralité des acteurs du monde économique et social, au niveau régional, départemental et local, aux chambres des métiers et corps intermédiaires de toute nature. C’est là que réside, en effet, le meilleur cumul de l’expérience et de l’initiative.
Presque tous égaux devant le virus Covid-19, nous le sommes moins devant la crise économique et sociale qui s’annonce. S’y préparer et en anticiper les causes profondes reste le meilleur moyen d’avoir un sursaut à la hauteur de l’enjeu ; de pouvoir mobiliser ensemble les citoyens, l’Etat, les corps intermédiaires et les entreprises dans une dynamique vertueuse.
Reste enfin la question de l’Europe. Lors de la crise des Gilets jaunes, elle était rarement évoquée sur les rond points. De la même manière, la contagion contestataire était demeurée très embryonnaire dans les autres capitales européennes.
Des choix faits par les 27 dépendront pourtant demain le profil et l’ampleur de possibles nouveaux mouvements de contestation, provoqués par ce qu’Emmanuel Macron appelait en 2018 devant ses pairs « la part légitime de colère portée par nos peuples ». L’Europe a dans les jours et les semaines à venir la mission d’anticiper cette « colère des peuples », de la contenir. Elle détient une part de la solution. La mutualisation des dettes générées par le COVID 19, en dehors de son efficacité économique en termes de capacité de relance et donc de sauvegarde de l’emploi, traduirait un véritable changement de logiciel. A travers une solidarité affichée, l’Europe propulserait une nouvelle image d’elle-même, protectrice et rassurante.
L’Europe y a tout intérêt. Les Gilets jaunes ont ébranlé la République française. Mais le mouvement s’inscrivait dans une période aux risques contenus, hors de tout contexte électoral majeur. La séquence politique à venir est totalement différente. Une nouvelle contestation radicale correspondrait à un calendrier de pré campagne présidentielle. Sa récupération par les populistes de tous bords pourrait cette fois avoir une traduction en termes de conquête du pouvoir. Ce n’est pas l’intérêt de la France. Ce n’est pas davantage celui de l’Union européenne. Celle-ci doit savoir écouter ses peuples pour, dans le monde de demain, se réinventer avec eux.
Par Benjamin Grange, Amiral François Dupont, Général Bertrand Ract Madoux, Geneviève Goëtzinger et Jean-Claude Mailly.