Journal des futurs #120 – La défense européenne : dépasser les clivages politiques

Livre Blanc spécial élections européennes 2024
Comment faire mieux avec l’Europe ?

LA DEFENSE EUROPENNE : DEPASSER LES CLIVAGES POLITIQUES

Général d’armée (2S) Bertrand RACT MADOUX 
Ancien Chef d’état-major de l’armée de Terre

Pour essayer de faire progresser l’idée de l’Europe de la défense, il me semble qu’il faut d’abord comprendre pourquoi ce projet majeur, d’essence politique par excellence, est contrarié depuis des décennies par une rivalité entre les tenants d’une l’Alliance atlantique « pro-américaine », et ceux d’une Europe fédérale supranationale et leurs opposants respectifs. Mais il ne faut pas oublier non plus les nombreux Européens qui se montrent indifférents voire opposants à tout effort ou dépense en matière de défense. 

La position officielle de notre pays, qui a néanmoins évoluée au cours des années, reste profondément marquée par l’héritage du général de Gaulle. Ambitieuse et forcément très intelligente (car française !), elle a comme premier effet d’être peu compréhensible pour les autres pays européens et de ce fait difficile à expliquer par nous-même. Nous voulons en effet simultanément promouvoir une défense européenne, disposant de capacités et de moyens de commandement propres, tout en respectant les engagements pris au sein de l’OTAN en termes de budgets et de moyens, et en gardant une certaine autonomie de décision. Le général de Gaulle tenait en premier lieu à une vraie souveraineté nationale, d’une part au sein de l’Alliance, ce qui explique sa prise de distance brutale de 1966 avec le commandement intégré de l’OTAN, mais également au sein de la défense européenne en construction. Le président Sarkozy a effectué un retour de la France dans le commandement intégré afin que notre pays y occupe une place plus en rapport avec ses capacités et son rôle dans l’Alliance. Le président Macron, quant à lui, semble vouloir accroître l’intégration européenne pour bâtir une souveraineté collective, aux dépens de la souveraineté de chaque État. 

La complexité de notre position nationale a eu souvent pour effet, durant des années, de marginaliser nos représentants, militaires ou diplomates, au cours de nombreuses réunions à Bruxelles, tant au titre de l’OTAN que de l’UE, car nous étions mandatés pour défendre « l’Europe de la défense à la Française ». Cette obstination a eu un coût pour notre image en Europe, sans rien nous rapporter vraiment. Par exemple, au moment de l’effondrement du Pacte de Varsovie, nous avons continué à prêcher vainement le catéchisme européen de défense dans tous les pays d’Europe de l’Est, alors que nos alliés anglo-saxons, plus pragmatiques, vantaient les mérites de l’Alliance atlantique et formaient les élites militaires de tous ces pays à la langue anglaise et aux procédures de l’OTAN. Notons que la francophonie pourtant remarquablement implantée dans cette partie de l’Europe depuis des décennies y a notablement reculé, victime imprévue de notre prosélytisme européen. 

De la même manière, nos tentatives répétées pour obtenir une vraie structure européenne de commandement des opérations se sont trouvées à chaque fois confrontées aux partisans d’un commandement au sein de l’OTAN, désirant éviter tout « doublon ». Je pense pour ma part qu’aujourd’hui il ne suffit pas de critiquer ce qui a pu être fait, mais plutôt d’essayer de saisir le problème de la défense de l’Europe dans le bon sens, c’est-à-dire avec réalisme

Tout d’abord, il faut garder en mémoire que la responsabilité de la défense de la population est une mission régalienne, c’est-à-dire qu’elle ne peut se déléguer comme ont pu l’être par le passé la politique agricole, celle du charbon et de l’acier, ou même celle de la monnaie. Lorsqu’un pays envoie ses soldats au combat, le chef d’État en est responsable et en assume, le cas échéant, la blessure ou la mort. Le chef des armées est pour cette raison le responsable politique légitimement élu du pays concerné. Toute personne sensée comprend de ce fait qu’il ne saurait y avoir d’armée européenne tant qu’il n’y aura pas d’unité politique européenne.  

Dans l’attente de cette hypothétique unité, il peut y avoir des coopérations, des coalitions et donc des opérations communes ; et nos armées respectives ont montré à de nombreuses reprises qu’elles savaient déjà les conduire sans difficulté majeure. Si la question fondamentale est de nature politique, il ne faut pas l’éluder. Il faut donc accepter le fait qu’il ne peut y avoir de défense commune sans un minimum de consensus politique entre les différents pays, sans confiance mutuelle ni esprit de solidarité. Or, certaines dérives que l’on observe actuellement au sein de l’Union européenne me semblent fortement contreproductives.  

Ainsi, chaque fois qu’un dirigeant politique d’un pays européen modifie totalement son attitude vis-à-vis d’un autre pays européen à la seule vue du résultat des élections propres à ce pays, parce qu’ils ne lui conviennent pas, il fragilise la cohésion européenne. Chaque fois que certaines institutions européennes prennent en otage les subventions déjà accordées à un pays européen au motif que ce pays ne partage pas totalement la vision commune des dites institutions sur telle ou telle question, elles fragilisent également la cohésion européenne. Car, sans vision politique commune et sans réelle solidarité européenne, comment espérer constituer une défense commune, a fortiori une armée européenne ? 

Or, toutes les nations en Europe étant des démocraties, leurs choix politiques respectifs leur appartiennent et doivent être respectés par la communauté. Contrairement à ce que pensent certaines élites, les peuples ont de la mémoire : des millions de Français se souviennent, par exemple, que la victoire du « Non » lors du référendum de 2005 sur la constitution européenne a été plus ou moins contournée par une subtile manœuvre politique et parlementaire en 2007 et 2008 avec le traité de Lisbonne… 

Il me semble donc urgent de ne pas vouloir prendre de vitesse les opinions publiques chaque fois qu’une occasion se présente. Il convient d’agir en toute transparence, de ne pas vouloir tout régenter, et donc de bien distinguer les attributions réelles confiées à l’Union européenne par les pays membres de celles « rêvées » par les tenants d’un volontarisme européen sans frein ni limite. Les crises récentes comme celle liée au Covid-19 ou à la guerre en Ukraine ont mis en lumière plusieurs « mélanges de genre » de cette nature. De la même manière, analyser le Brexit au seul prisme de la prétendue inconscience d’une partie de la classe politique britannique n’est pas raisonnable. Ce grand pays, bien identifié par le général de Gaulle en son temps, a mis des années à rejoindre l’Union européenne. Son départ ne saurait être mis sur le seul compte de la « perfide Albion », car certains éléments, voire excès, dans la construction européenne ont pesé lourd dans la balance. Ne pas chercher à les identifier pourrait nous coûter de nouveaux départs dans l’avenir.  

La Grande-Bretagne restant un de nos meilleurs partenaires militaires en Europe, je suggère que les coopérations et initiatives à venir en matière de défense ne soient pas prisonnières du cadre strict de l’UE. Une approche ouverte de coalition des volontés pour une meilleure défense de l’Europe pourrait être retenue.   

En conclusion, pour réussir la construction d’une véritable défense européenne, il faut commencer par respecter les pays membres et obtenir l’adhésion à ce projet d’une large majorité de leur population. Aucun « passage en force » n’est envisageable dans ce domaine politique par excellence. S’agissant d’une attribution régalienne restée dans la main des États, elle ne saurait être « emportée » par les institutions communes au seul motif d’un intérêt commun imposé ou d’un « État de droit » élargi. 

En attendant l’éventualité d’une véritable union politique européenne, les pays membres et les institutions collectives peuvent néanmoins agir avec réalisme en utilisant au mieux les capacités, les compétences et le dévouement de leurs armées respectives, en augmentant le nombre et l’importance des coopérations européennes en matière d’armement et en trouvant enfin une solution à l’absurde et coûteuse rivalité entre les structures militaires de l’OTAN et de l’UE, ce qui n’est pas simple, convenons-en. Peut-être pourrait-on imaginer des structures de commandement uniques, capables d’être utilisées indifféremment par l’une ou l’autre des organisations, comme le font si bien nos propres forces dans la pratique ? 

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