Journal des futurs #122 – Quelle place pour l’Europe dans un monde néo-westphalien ?

Livre Blanc spécial élections européennes 2024
Comment faire mieux avec l’Europe ?

QUELLE PLACE POUR L’EURPE DANS UN MONDE NEO-WESTPHALIEN ?

Général de brigade aérienne (2S) Paul CESARI 
Responsable suivi académique CentraleSupélec, Consultant Sécurité-Défense au CNAM

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. »
Friedrich Hölderlin, poète et philosophe allemand (1770–1843).

Entre-deux gramscien sur l’échiquier planétaire 

La fameuse citation d’Antonio Gramsci, sur les monstres surgissant dans le clair-obscur, entre l’ordre ancien se mourant et le nouveau tardant à se dessiner, semble convenir à ce monde des années 2020. Ce monde où la période post-Guerre-froide du libre-échange triomphant est terminée, et où la sphère de la sécurité, de la géopolitique, reprend ses droits en se recouplant par le haut à la sphère de l‘économie. Ce monde où la prépondérance occidentale d’un demi-millénaire décline, et où le modèle de démocratie libérale et l’architecture de gouvernance internationale sont pareillement contestés, sans offre de modèle alternatif. La guerre de haute et de longue intensité revenue sur le continent européen, en totale infraction vis-à-vis du droit international, illustre tragiquement cette recomposition en cours.  

Cet entre-deux gramscien porte en genèse un nouveau système international qui, sur fond de guerre hybride généralisée, combine aux rivalités géopolitiques et géoéconomiques le poids croissant des défis transnationaux classiques comme la Paix, les échanges commerciaux ou encore les pandémies, et inédits comme la numérisation, la technologie ou encore le changement climatique. Un monde qui se démondialise, se régionalise, se protège à l’abri des souverainetés, et en même temps, une planète connectée et fragilisée, requérant une approche méta-souveraine. Dans ce monde néo-westphalien qui vient, quels enjeux impérieux pour l’Europe ? 

Des enjeux impérieux pour l’Europe 

Les appels lancés fin 2023 à une mobilisation industrielle de l’Europe au profit de l’Ukraine via un véritable « moment Démosthène »71 ou encore à un passage effectif en « économie de guerre » seront-t-ils entendus et suivis d’effets en cette année 2024 charnière ? Au-delà du sort de l’Ukraine, désormais pour partie lié à celui de l’Europe qu’elle a vocation à rejoindre, c’est bien celui de la sécurité du Continent qui est en jeu. Et la possibilité d’une future présidence américaine isolationniste, fin 2024, assombrit l’horizon, alors que Vladimir Poutine devrait encore présider aux destinées de la Russie pour six années supplémentaires à l’issue des élections de mars 2024. 

À cet enjeu de sécurité extérieure, s’agrègent ceux de la prospérité économique et de la stabilité politique interne. L’Europe qui ambitionnait à Lisbonne en 2000 de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » dans la décennie, décroche par rapport aux États-Unis. L’écart de PIB, nul autour du début du siècle, est désormais de 80 % entre les deux rives de l’Atlantique. De surcroît, l’Union qui a vécu sur l’illusion d’une prospérité économique allant de soi, se sait désormais confrontée à une concurrence exacerbée et faussée, y compris vis-à-vis de la transition énergétique et climatique. Et les évolutions politiques endogènes, avec les progrès du scepticisme institutionnel et de la défiance démocratique, l’exposent au risque de délitement interne

Quelles occasions manquées depuis l’aube d’un millénaire que la première stratégie de sécurité européenne, comme portée par une vision irénique de fin de l’Histoire, envisageait radieux, avec une « Europe plus sûre dans un monde meilleur » ? L’erreur de l’Union n’a-t-elle pas été d’occulter les questions de l’ordre des priorités et du couplage, entre sécurité et prospérité, mais également de leur lien avec la stabilité politique intérieure ?  

Précipitée dans un monde néo-westphalien, l’Europe pensée dans la Paix et pour la Paix, se retrouve devant une équation déniée, celle liée au triptyque souveraineté-stratégie-puissance

Le triptyque souveraineté-stratégie-puissance 

Le débat, porté par la France, sur la souveraineté européenne semble se substituer à celui d’une autonomie stratégique, terminologie « repoussoir » pour nombre de partenaires, comme potentiellement attentatoire à la solidarité atlantique. Au-delà, la question clef ne serait-elle pas celle de la puissance, dont l’exercice suppose un État, un « commandement souverain »? La capacité à peser sur l’ensemble du spectre, entre souveraineté, stratégie et puissance, est vraisemblablement l’enjeu cardinal pour l’Europe, elle qui n’est pas un État mais une union d’entités souveraines partageant volontairement certaines de leurs compétences. 

La souveraineté, ou capacité à décider de façon autonome, est le fondement sur lequel peut s’appuyer l’élaboration d’une stratégie, articulant les leviers de puissance disponibles. La puissance s’entend comme la capacité à obtenir un résultat souhaité, à faire valoir sa volonté et à influer sur son environnement. La stratégie, articulant les leviers de puissance, permet de préserver la souveraineté, et de renforcer sécurité et prospérité au sein du système international. Le liant de ce triptyque, c’est bien le politique, par sa légitimité et par sa faculté à incarner la souveraineté, à élaborer la stratégie, à exercer la puissance. 

Puissance « normative », l’Europe ne peut toutefois pas prétendre se substituer à la volonté politique et à la légitimité régalienne des États membres. Pour autant, des avancées substantielles sont envisageables. Bien entendu dans les champs où l’Union est compétente pour ses membres. Mais également, là où les États restent souverains, sous réserve de faire converger intérêts et ambitions, et de faire jouer pleinement, voire de faire évoluer les institutions et instruments. Le choc provoqué par la guerre en Ukraine a suscité le lancement ou l’approfondissement de nombreuses initiatives en matière de souveraineté économique, de sécurité et de défense. Un choc qui a renforcé la solidarité du Continent. Néanmoins, alors qu’un monde néo-westphalien point, la pleine lucidité de la précarité existentielle de l’Union et de la plénitude des conséquences à en tirer reste à advenir. 

Un « moment machiavélien »  

D’après l’intellectuel néo-zélandais J. G. A. Pocock, le « moment machiavélien » est celui où une société admet l’hypothèse de sa propre finitude et sait se donner le régime politique et les institutions appropriées pour faire face à l’incertitude et au hasard. Luuk Van Middelaar  renchérit au sujet de l’Europe, et souligne qu’il s’agirait du moment où elle troquerait irréversiblement son angélisme « éternaliste » pour la pleine conscience du risque lié à sa finitude historique.  

Par-delà un « moment Démosthène », en référence au destin des cités démocratiques grecques, victimes de l’impérialisme macédonien, en dépit des Philippiques du célèbre orateur, n’est-ce-pas à vivre pleinement, incessamment, un « moment machiavélien », que l’Histoire convoque et enjoint l’Europe au mitan de ces années 2020 ? Le « moment machiavélien » serait donc la prise de conscience décisive, partagée, où l’Europe comprendrait irrévocablement que « la justice sans la force est impuissante ». Où elle comprendrait que, dans le monde néo-westphalien qui vient, sa sécurité, sa prospérité, sa stabilité interne également, supposent de pouvoir et de vouloir conjuguer souveraineté, stratégie et puissance.   

L’Europe pourrait ainsi « tenir les loups à distance », sans préjudice de son attractivité. L’Europe ferait ainsi face à sa propre finitude, pour pouvoir « persévérer dans son être »!  

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