Journal des Futurs #129 – La proportionnelle intégrale ou LA fausse bonne idée.

Depuis dimanche 7 juillet 2024, l’Assemblée nationale est divisée en trois blocs d’importance à peu près comparable. Aucun des trois ensembles n’a la majorité (et de loin s’en faut !), et, à en lire les professions de foi, les programmes semblent largement incompatibles. lire les professions de foi, les programmes semblent largement incompatibles.

On voit donc mal comment un gouvernement pourrait sortir de cet imbroglio, et quelle politique il pourrait mener. On entend alors monter la petite musique d’un changement de mode de scrutin, et on voit revenir le serpent de mer de la proportionnelle intégrale. Selon ses promoteurs, ce mode d’élection présente toutes les vertus. Il serait le plus démocratique, puisque la composition de l’assemblée serait, à quelques virgules près, le reflet du poids des différents partis dans l’opinion ; cette légitimité renforcée de l’Assemblée lui donnerait plus de capacité à contrebalancer le pouvoir, important sous la Ve, du Président de la République. Il serait le plus efficace, puisqu’il obligerait, sitôt après la fin du scrutin, les différents partis à négocier une plateforme de gouvernement et à dégager une coalition susceptible de la mettre en œuvre.

Enfin, argument suprême, ce mode de scrutin est celui qui est utilisé dans la plupart des pays démocratiques. A bien y regarder, ces arguments ne valent que pour ceux qui y croient. Le caractère supérieurement démocratique d’une chambre à la proportionnelle par rapport à une chambre élue par circonscriptions est théorique. Certes, le scrutin par circonscription favorise les grandes formations et élimine les petites, mais, on pourrait objecter que cela pousse les partis à se regrouper en grandes formations rassembleuses, et donc à faire des compromis et des accords de gouvernement avant l’élection, ce qui est tout de même plus sincère et plus transparent vis-à-vis de l’électeur que de les faire après.

De plus, un scrutin de liste fait, par nature, la part belle aux appareils partisans et donc aux apparatchiks. Dans un scrutin de liste, il vaut mieux être l’ami du chef du parti pour avoir une place éligible, il faut donc fréquenter les couloirs des sièges parisiens du parti. Dans le scrutin de circonscription, il faut conquérir, au porte-à-porte et à longueur de meetings dans des salles des fêtes à moitié vides et mal chauffées, la confiance des électeurs de la circonscription (« avec les dents », disait Jacques Chirac qui s’y connaissait). D’un côté, on vote pour un programme, et les hommes de chair et d’os qui sont élus ne comptent pas ; de l’autre, on vote pour Untel (de tel parti), que l’on connait localement, qui connait bien la circonscription, et qui, on l’espère, portera les préoccupations locales à Paris. En effet, et pour prendre un exemple, les problèmes de logement ne sont pas les mêmes sur la côte basque qu’à Nancy. Ce lien charnel, incarné, entre le député et les électeurs de la circonscription est le grand avantage du scrutin uninominal.

D’ailleurs, en allant au bout du raisonnement, si l’on adopte le scrutin de liste, l’étape suivante serait de supprimer les députés en tant que personnes physiques. Les chefs de parti, une fois le nombre de sièges comptabilisés pour chacun, auraient la base nécessaire pour négocier, dans un bureau parisien, les programmes et les portefeuilles… Ce système n’a, à la vérité, pas besoin de connaitre les occupants des sièges, il lui suffit de connaitre le nombre des sièges. Et c’est ce système qui comblerait le fossé entre les gouvernés et les gouvernants ?

L’argument de l’efficacité ne tient guère, puisque c’est précisément au nom de l’efficacité et de la capacité du scrutin uninominal à dégager des majorités claires, qu’il a été retenu en 1958, pour éviter l’instabilité qui a caractérisé la IVe République. D’ailleurs, même s’il peut se trouver une conjoncture où les urnes du scrutin uninominal ne donnent pas de majorité absolue à un camp, rien n’empêche les partis de négocier, après l’élection, comme ils l’auraient fait au scrutin proportionnel. Certes, le nombre de sièges attribués à chaque formation n’est pas le même dans les deux modes, et le bargaining power des chefs de parti en est un peu faussé. Mais, chaque négociateur, s’il a le sens de l’État et de la démocratie, doit avoir en tête non seulement le nombre de sièges obtenus par chaque camp, mais également le nombre de voix.

Quant aux comparaisons internationales, elles tiennent tant à l’histoire et aux traditions politiques de chaque pays qu’il est vain d’en tirer des conclusions. Il existe des pays de scrutin uninominal qui fonctionnent bien et depuis longtemps (la Grande Bretagne) ; il existe aussi des pays de scrutin proportionnel qui fonctionnent bien (l’Allemagne) et d’autres qui cumulent à la fois une mauvaise traduction des souhaits de la population et une faible efficacité (Israël ; Italie).

La plupart du temps, les systèmes sont ce qu’en font les hommes, aussi bien les électeurs quintègrent la logique du système dans lequel ils votent, que les dirigeants politiques qui s’adaptent aux règles du jeu. Parfois, le même système marche de façon très efficace (la Grande Bretagne de 1940 à 1945), parfois il produit un désastre (l’épisode du Brexit).

En vérité, le petit monde politico-médiatique trouverait un grand avantage au scrutin par listes. C’est que, enfin, on pourrait faire de la politique entre soi . Ce serait l’aboutissement du grand rêve de dissoudre le peuple, cet empêcheur de gouverner.

D’ailleurs, un détail est révélateur. Les tenants du scrutin proportionnel soulignent qu’il suffirait d’une loi simple pour effectuer ce changement. Or, ce changement est majeur car il bouleverserait les équilibres institutionnels, la pratique politique, la sociologie des candidats, bref la nature du régime. Mais une loi simple peut se faire dans les quatre murs de l’assemblée, entre soi. Et visiblement, c’est bien cela l’intérêt.

Xavier d’Audregnies
Membre de Synopia

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