Publiée dans l’Opinion (17 oct) et la Revue politique et parlementaire
Les démocraties occidentales sont fragilisées. Au sein même de l’Union européenne l’illibéralisme s’est installé et dans nombre de pays, l’extrême-droite progresse et se retrouve parfois aux portes du pouvoir. En France, l’extrême-gauche a également progressé, prenant en tenaille avec l’extrême-droite les partis démocratiques.
Si la démocratie vacille, c’est que ses deux jambes, démocratie politique et démocratie sociale, se trouvent toutes deux entravées. L’équilibre entre ces deux notions, aux frontières délicates à délimiter, est fragile. Sa préservation, pourtant, devrait être une préoccupation constante des gouvernants qui recherchent des axes pouvant structurer une démocratie moderne.
La démocratie sociale, c’est quoi ?
La démocratie sociale est nécessaire car la démocratie politique est insuffisante pour garantir aux individus autre chose que des droits formels. Par ailleurs, la démocratie politique est basée sur le concept de majorité qui ne permet pas de prendre en compte les aspirations des différents membres de la société. Plus généralement, une société démocratique est une société dans laquelle chaque institution est elle-même démocratique. Comme le souligne Léon Blum dans son ouvrage À l’échelle humaine (1945) : « La démocratie politique ne sera pas viable si elle ne s’épanouit pas en démocratie sociale ; la démocratie sociale ne serait ni réelle ni stable si elle ne se fondait pas sur une démocratie politique. »
La démocratie sociale donne aux acteurs de la société civile un rôle de régulation entre, d’un côté, un État, impuissant à s’occuper de tout, et, de l’autre, des entreprises, souvent focalisées sur la seule réalisation de leur objet social. L’État commet souvent des erreurs car, trop en surplomb, il est dans l’incapacité de ressentir les mouvements de la société portés par les citoyens réunis dans des associations, syndicats et autres corps intermédiaires garants d’un certain nombre de droits ou d’acquis économiques et sociaux. Les entreprises, trop concentrées sur leurs logiques immédiates, peuvent oublier l’intérêt général de la société dans laquelle elles se développent et l’intérêt particulier des acteurs travaillant en leurs seins.
Le rôle des partenaires sociaux est ainsi, d’une part, de contribuer à l’élaboration de normes par la négociation et de participer à la gestion des droits sociaux au travers de régimes de protection sociale gérés paritairement et, d’autre part, au sein même des entreprises, comme le relève Alain Supiot,de civiliser les relations sociales en construisant une instance juridique collective (le droit du travail) qui soit à même de défaire l’asymétrie des relations de pouvoir et d’intérêts.
Ainsi, dans un temps où la démocratie politique est secouée par des soubresauts dont il est difficile d’anticiper la fin, la démocratie sociale apparaît comme un élément stabilisateur dans une République qu’il faudra prendre le temps de réinventer.
La démocratie sociale en crise
Si l’effondrement du système soviétique fut une victoire pour la liberté et la démocratie, le monde occidental, enivré par cette situation, convaincu que seul son régime était viable (oubliant notamment l’existence d’une Chine à l’époque en grande difficulté économique), s’est lancé tant au niveau international que régional et national dans un mouvement de libéralisation tous azimuts – la norme et la régulation étant perçues comme des freins à la compétitivité et à la concurrence.
Ce mouvement généralisé s’est traduit par des crises financières, une augmentation des inégalités, une dégradation des services publics et des infrastructures, un sentiment d’éloignement des citoyens et des peuples de leurs gouvernants, conduisant par exemple en France à la crise majeure des “gilets jaunes”. Les politiques économiques se sont indifférenciées entre la gauche et la droite, et bien souvent les débats sociétaux ont supplanté les débats sociaux.
Persuadés que l’État était seul détenteur de l’intérêt général, les gouvernements successifs ont porté des coups majeurs à plusieurs piliers de la démocratie sociale : des lois sociales passées en force et sans respecter ni l’esprit ni la lettre de l’article L1 du code du travail qui prévoit de privilégier l’espace de négociation des partenaires sociaux ; une remise en cause de la gestion paritaire de l’assurance-chômage ou des retraites complémentaires, souvent pour des raisons essentiellement budgétaires ; une absence d’écoute régulière, mais aussi à l’occasion des crises qui ont émaillé les dernières mandatures politiques.
Revivifier la démocratie sociale pour revivifier la démocratie
Rappelons que les libertés d’association et de négociation constituent deux des conventions internationales fondamentales du travail. Redonner vie à la démocratie sociale exige une répartition plus claire des responsabilités entre démocratie sociale et démocratie politique, en évitant opposition ou cannibalisme.
Au premier chef, les dirigeants politiques doivent montrer leur volonté de changer réellement de méthode, de respecter les partenaires sociaux, de les encourager à négocier, de ne pas les court-circuiter, de prendre conscience que le temps social n’a pas le même rythme que le temps politique.
Afin d’approfondir des questions importantes telles que l’évolution du salariat, les nouvelles formes d’emplois et d’activités, l’impact de l’IA, les conséquences du travail sur l’environnement, le sens et la valeur du travail ou la réalité de la RSE, il serait nécessaire de redonner au Commissariat général au plan son rôle d’organisateur de débats démocratiques à froid, comme l’avait préconisé le rapport de Yannick Moreau en 2012.
Réunir Administration, experts, partenaires sociaux et représentants de la société civile (think tanks en particulier) montrerait qu’on sort de l’entre soi, qu’on ne peut pas réfléchir sur le travail sans comprendre son influence sur l’environnement ou la justice sociale, bref sur la société en général avec laquelle il est en interaction.
Il appartiendra ensuite aux partenaires sociaux d’engager délibérations et négociations dans le cadre d’un agenda social commun.
Afin de redonner une pleine légitimité de négociation et de gestion paritaire aux partenaires sociaux, l’article 1er du code du travail, issu de la Loi dite Larcher de 2007, pourrait être étendu à la protection sociale collective et à la formation professionnelle. Les lettres de cadrage devraient être remplacées par des documents d’orientation, en laissant les interlocuteurs sociaux maîtres de leur calendrier. Un gouvernement qui veut intervenir dans le domaine du travail devrait s’assurer de ne pas recueillir l’opposition d’une majorité des partenaires sociaux, pour les projets de loi comme pour les décrets.
Enfin, le périmètre et l’organisation de la démocratie sociale mériteraient d’être repensés : intégrer les travailleurs indépendants, inclure une dimension territoriale, favoriser les mécanismes de co-construction, en inventant notamment des volets de démocratie participative.
Alors qu’un nouveau gouvernement va se mettre en place il nous a semblé utile de publier cette tribune. Quand la démocratie sociale est malade, la démocratie tout entière est déséquilibrée. Il y a donc urgence à penser les remèdes et à passer à l’action.
Bruno Cathala, Président honoraire de la Chambre sociale de la Cour de cassation
Michel Guilbaud, ancien Directeur général du MEDEF
Jean-Claude Mailly, ancien Secrétaire général de Force Ouvrière, Vice-président de Synopia,
Alexandre Malafaye, Président de Synopia