Nous avons le plaisir de relayer cet excellent article,
émanant de l’institut de recherche Asia Center avec lequel Synopia est lié.
Comme vous le découvrirez à travers ces lignes, la démocratie taïwanaise
ne cesse d’innover afin de faire vivre le lien de confiance entre le peuple, ses institutions et ses dirigeants. Et ça marche.
Cet article montre que la démocratie fonctionne encore mieux si ne elle repose pas sur le seul pilier représentatif et adresse au passage un clin d’œil au concept de « démocratie permanente » que nous développons dans le tome 1 des Cahiers de l’Odyssée.
Enfin, et pour remettre cette publication dans la perpective de notre jeune histoire (8 ans), le premier événement Synopia fut organisé le 12 septembre 2012 en partenariat avec le Bureau de représentation de Taipei – Taïwan
en France et était intitulé :
« Les nouvelles démocraties et l’exemple de Taïwan : quelles leçons pour l’Europe ?».
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Alors que la gestion plus qu’exemplaire de la crise sanitaire a propulsé de façon légitime la République de Chine à Taiwan au premier rang de l’actualité asiatique et a éveillé de nombreuses consciences, y compris en France, une autre spécificité de la société civile taiwanaise est demeurée relativement inaperçue du fait de la “concurrence” dans l’actualité des développements liés à la pandémie.
C’est bien l’état avancé de la société taiwanaise, sa conscience des dangers qui menacent systématiquement l’harmonie d’un groupe humain dans sa recherche de grands équilibres, qui ont permis son succès éclatant dans la gestion de la crise sanitaire. Capacité à mettre en place des alertes avancées du fait de la veille constante sur les affaires du Continent, sophistication des outils d’information sur l’état sanitaire de la population, disponibilité de systèmes permettant la remontée d’information et le suivi des populations dans la limite du respect des libertés individuelles, garanti par la longue expérience des luttes pour la conquête de la démocratie, ont été les principaux ingrédients de ce succès.
Il est cohérent avec l’état avancé du concept de “démocratie participative” développé à Taiwan depuis le début du millénaire. L’an 2000 avait vu l’élection au suffrage universel du premier Président issu du parti représentant traditionnellement l’opposition à l’(apparemment) inamovible Kuo Min-tang (parti “nationaliste”) et déclenché une intense réflexion sur les réformes à adopter sur le système électoral.
La principale illustration de cette quête d’un système “inclusif” et tenant compte des attentes de la “base” est l’instauration du referendum d’initiative populaire (公民投票法). La combinaison de ces initiatives, parfois locales, “à la suisse” (concept helvétique des “votations locales”) sur des sujets d’importance diverse mais qui se sont beaucoup cristallisés autour de la question de l’énergie nucléaire, donnant lieu au rejet du projet de “quatrième centrale” dans l’île, avait atteint un paroxysme lors des élections de 2018.
C’est également lors de ce référendum que la question de légaliser le mariage homosexuel s’est posée : l’établissement d’une loi indépendante du régime civil a été approuvé à 61,12% des votants. Cette dernière, entrée en vigueur le 24 mai 2019, témoigne ainsi de l’exceptionnalisme taïwanais, notamment à travers sa société plus moderne et libérée que celle des autres pays d’Asie, mais aussi par son processus de démocratie participative, le résultat du référendum ayant été suivi d’actions concrètes prises par le gouvernement de Tsai Ing-wen malgré un risque évident de perdre des électeurs plutôt conservateurs au profit du Kuo MinTang.
En décembre 2017, une réforme de la procédure de déclenchement d’un référendum populaire est ensuite adoptée par le Yuan législatif. Entrée en vigueur en janvier 2018, elle a significativement abaissé le nombre de signatures nécessaires à dépasser. En effet, de 2003 à 2017, le seuil étant trop élevé, toutes les tentatives de référendums populaires ont échoué. La procédure s’est alors vu attribuer le sobriquet de « cage à oiseau » ( 鳥籠公投 ). Désormais, les signatures de 0,01 % de la population inscrite sur les listes électorales lors de de la dernière élection présidentielle doivent être réunies. Les pétitionnaires sont ensuite chargés de réunir en six mois les signatures de 1,5 % des inscrits et, enfin, de faire valider le projet auprès de la Commission électorale centrale (中選會). Cette dernière donnant son accord, le référendum est alors soumis au vote et le « oui » doit réunir la majorité absolue des voix et au moins 25 % des inscrits.
Certains sujets ne peuvent être traités par référendum, comme la modification de la constitution, le nom de l’île, ou encore de son hymne national, son drapeau ainsi que de ses frontières.
Un amendement de la loi électorale voté en juin 2019 prévoit par ailleurs que les référendums, locaux comme nationaux, ne peuvent être organisés qu’une fois tous les deux ans et ce, à partir de 2021. Il y aura donc un « temps de référendum » distinct du temps des élections générales. Une procédure justifiée pour certains car évitant au scrutin référendaire de se mêler aux autres élections, comme cela avait été le cas lors des élections provinciales et municipales de 2018. Cependant, cette réforme n’a pas été épargnée par les critiques, du fait du délai supplémentaire alors imposé aux futurs référendums.
Après la révision de 2019, une sorte de “juste milieu” a été désormais adopté, de façon à permettre un fonctionnement plus harmonieux de cette “démocratie à la taiwanaise”.
Dans ce contexte, l’épisode de Kaohsiung prend des couleurs très particulières.
Le 6 juin 2020, en effet, Han Kuo-yu, premier maire “nationaliste” depuis 1998 à être élu dans cette importante ville du sud, qui a été le troisième port mondial en matière de transbordement de containers (désormais seulement le quatorzième), infrastructure-clé dans l’importance stratégique et économique de l’île, a perdu son poste.
C’est le résultat d’un processus en trois étapes définies par la Constitution taiwanaise (article 17), dont l’une des spécificités d’application, curieusement, remonte, même si elle était déjà inscrite dans la Constitution fondatrice de la République de Chine sur le Continent … à l’époque de la loi martiale, en 1975 (levée en 1986), permettant de déclencher un vote populaire à partir d’un premier “socle” de 1% du corps électoral (前項提議人人數應為原選舉區選舉人總數百分之一以上 ; article 76 de la loi sur la destitution des officiers publics 公職人員選舉罷免法 ).
En décembre 2019, l’aboutissement d’efforts acharnés de mouvements activistes de la ville de Kaohsiung fut le franchissement du premier seuil de 1 % du corps électoral (environ 29 000 signataires) et a permis, avant l’expiration du délai nécessaire de trente jours pour atteindre le second seuil de 10 % du corps électoral, de lancer la procédure conduisant à la révocation du maire.
Simultanément, Han Kuo-yu, déjà maire de la ville depuis décembre 2018, faisait campagne pour être élu Président de la république, mais échouait le 10 janvier avec un score dénotant sa faible popularité et reflétant l’inconfort de ses positions ambiguës sur les relations de l’île avec le Continent, au moment où les manifestations à Hong Kong exacerbaient dans la région le sentiment “anti-chinois”.
Finalement, les deux seuils préalables ayant été franchis, le vote de révocation du Maire a bien eu lieu le 6 juin 2020 et a donné un résultat clair, mais pour autant assez paradoxal. Élu dans un premier temps en 2018 avec une majorité indiscutable (54%), Han a rencontré l’hostilité de près d’un million d’électeurs (deux fois le nombre nécessaire pour déclencher sa révocation à la majorité simple d’un corps électoral déclaré représentatif dès qu’il dépassait les 25% des inscrits).
Han avait d’ailleurs incité ses soutiens à l’abstention. C’était une sorte de mouvement suicidaire (on verra plus bas à quel point le terme est approprié malheureusement) d’excès de confiance dans le soutien possible de sa base. Les votes s’opposant à sa révocation n’ont par conséquent pas dépassé 3 % du nombre de votes total.
Quels enseignements tirer de “l’expérience de Kaohsiung” ? Outre l’admiration légitime que suscite l’audace et l’inusable volonté expérimentatrice des nouvelles formes de démocratie développées à Taiwan, il faut aussi rappeler que l’issue la plus tragique de ce vote n’a pas été le départ du Maire, mais le suicide d’un membre de son équipe.
L’élimination d’un personnage très controversé dans le paysage politique taiwanais complique certainement l’avenir de l’ex-parti dominant (le Kuo Min-tang) mais accélère une nécessaire réflexion sur sa mission et sa place dans le débat démocratique taiwanais.
Mais cet épisode a aussi donné lieu à une déclaration tout à fait apaisante d’une Présidente (issue du Parti indépendantiste, qu’elle préside de nouveau aussi) se plaçant au-dessus de la mêlée, appelant à une réconciliation et à une accalmie dans le débat.
A la pointe des réflexions sur les nouvelles formes de démocratie, Taiwan a certainement la capacité d’illustrer et d’éclairer le débat qui s’accélère aussi au sein des “vieilles démocraties”, touchant souvent leurs limites elle-même. Mais cette capacité se double aussi d’une possibilité d’expérimentation, n’excluant pas des tensions très fortes au sein de la société, que permet surtout le mélange de jeunesse et de maturité qui caractérise la vie politique de l’île. Fortes du statut de “bastion avancé” de la pensée démocratique en Asie, face à des systèmes contraignants et délibérément hostiles à l’épanouissement d’une identité insulaire, la classe politique taiwanaise et la population sont capables de toutes les audaces, et c’est assurément un trait (sinon un “péché”) de jeunesse tout à fait stimulant. A l’inverse, la capacité, démontrée en 2019, de revenir sur les excès causés par la généralisation de referendums dont l’objet peut être justifié mais dont la mise pratique peut mettre en question la lisibilité des résultats, est aussi une preuve de maturité de cette démocratie finalement dotée d’une histoire d’expérimentation et d’une capacité de recul supérieures aux nôtres.
Comme à l’époque où la nouvelle constitution taiwanaise post-loi martiale s’élaborait, avec l’aide de constitutionnalistes venus d’Europe, et de France en particulier, un dialogue fructueux, cette fois plus paritaire, tenant compte des expériences respectives des deux mondes, celui qui est issu des révolutions des XVIII et XIX e siècles et celui qui résulte de la sortie des dictatures en Asie orientale, pourrait s’établir.
Jean-François Di Meglio, Président d’Asia Center
Maëlle Lefevre, assistante de recherche