Alors que l’économie va mal et que les plans sociaux prolifèrent, la valeur boursière des entreprises atteint des sommets, dopée par les injections massives des Banques centrales. Cette déconnection parait difficilement soutenable pour les agents de l’économie réelle. Tandis que les actionnaires voient leur portefeuille s’envoler, les patrons de TPE-PME commencent à grossir les rangs des salariés, victimes traditionnelles des grandes crises. En effet, en dehors des mesures de soutien aux grands groupes, d’autres dispositifs ont bien été conçus pour les PME-TPE. Cependant, la grande majorité de ces aides consiste en des prêts garantis par l’Etat qui vont s’ajouter à la dette d’entreprise, déjà élevée, qui préexistait à la crise. Si ces prêts d’urgence permettent à court terme d’éviter certaines faillites, ils représenteront demain un obstacle à la solvabilité, à l’embauche et à l’investissement, dans un contexte économique qui risque de rester déprimé quelques années. D’autre part, ces dispositifs génèrent des conflits d’intérêt dans la répartition des risques et des gains. Les actionnaires et dirigeants peuvent, en effet, en extraire le plus grand bénéfice tout en reportant les pertes potentielles sur la collectivité. Par exemple, certains actionnaires/dirigeants pourraient être tentés de se distribuer les sommes prêtées (sous forme de dividendes ou sous une autre forme moins visible), notamment s’ils sont confrontés à un fort risque de faillite, un comportement opportuniste que les banques prêteuses auront peu d’incitation à prévenir du fait de la garantie octroyée par l’Etat. Si, au contraire, une reprise vigoureuse permet le remboursement rapide de ces prêts, la collectivité ne tirera presque aucun bénéfice du risque qu’elle a pris. L’idée de substituer du capital aux injections de prêt commence à émerger au sein des cercles académiques et politiques1. Cette proposition permettrait de resolvabiliser les entreprises tout en alignant les intérêts des parties prenantes dans le sens d’une reprise robuste. Dans le prolongement de cette idée, ces injections de capital pourraient servir de base à la création d’un capital universel, instrument de cohésion nationale et de réduction des inégalités. L’idée d’allouer à chaque citoyen un capital dès sa naissance répond à une logique naturelle comme instrument de régulation des tendances à l’oeuvre depuis une quarantaine d’années :
- l’automatisation a permis des gains de productivité importants, mais ceux-ci ont été inégalement partagés, car ils se sont opérés par une substitution du capital au travail, donc au détriment de ceux dont la force de travail est l’unique « capital ».
- la financiarisation de l’économie fonctionne comme un système d’extraction de rentes pour les détenteurs d’actifs risqués depuis une vingtaine d’années : après chaque implosion de bulle, de nouvelles injections de liquidités par les Banques Centrales qui tirent vers le haut les niveaux de valorisation des actifs… jusqu’à une nouvelle bulle…
- le développement de l’économie numérique a créé de formidables effets de rente monopolistique pour les acteurs dominants, à travers l’exploitation des données personnelles et les barrières à l’entrée pour les nouveaux acteurs.
- une grande partie du « capital privé » qui s’est accumulé ces quarante dernières années s’est formé via la privatisation d’un capital d’origine publique. C’est le cas, par exemple, des revenus tirés des brevets médicaux, de la numérisation de notre patrimoine culturel ou des transferts de technologies publiques vers les entreprises.
La concentration accrue du capital entre les mêmes mains est un processus qui s’auto-alimente et qui mine les fondements du contrat social. Plus le capital est concentré, plus l’emprise politique des détenteurs de capitaux est importante. C’est ainsi que la fiscalité sur le capital devient favorable, que les rentes sur le capital deviennent protégées et que les réglementations du marché du travail sont attaquées… Dans un tel système, les inégalités sociales ne se fondent plus sur l’effort et le mérite personnel.
Permettre aux catégories populaires l’accès au capital est une condition centrale de l’établissement d’un « capitalisme inclusif » soutenable et démocratique. Dans le cadre de la lutte contre la pauvreté et, pour favoriser la création d’activité, le microcrédit s’est développé depuis une cinquantaine d’années. Cependant, l’ensemble des études en économie du développement ont dressé un bilan mitigé de cette pratique, qui pressure financièrement les destinataires et n’améliore pas significativement leur bien-être. En revanche, on observe l’émergence de programmes de « soutien holistique » aux plus pauvres destinés à la constitution d’un capital. Ces programmes, combinant transferts de cash, coaching, services médicaux, assistance technique etc., ont des impacts positifs à long terme sur les revenus et les conditions de vie des bénéficiaires, leur permettant de se projeter et d’entreprendre des projets créateurs de richesse. L’idée du Capital Universel n’est pas nouvelle Le premier à la défendre a été l’anglais Thomas Payne, fervent partisan d’Adam Smith, qui, dans son ouvrage « Agrarian Justice », publié en 1796, proposait d’améliorer la condition des plus modestes en donnant un capital aux jeunes. L’idée fut reprise en 1853 par François Huet, député à l’Assemblée nationale, qui la présenta comme un droit fondamental : « Ayant sa place dans la série des générations humaines, chaque homme n’a-t-il pas droit au capital héréditaire qui est leur commune conquête ? ». Il insista aussi sur le fait que le capital de départ est une condition de la liberté individuelle : « L’homme qui n’a pas démérité a le droit de vivre libre. Or, on l’a dit et on ne saurait trop le redire, la propriété est une condition absolue de la liberté. Comment donc, au lieu d’un droit général, en faire un monstrueux privilège ? ». Plus récemment, en 2017, Bernard Berteloot dans « Un Capital. Réponse à Karl Marx », considère le capital de départ comme un instrument d’égalité des chances favorisant la justice et l’harmonie sociale. De nos jours, plusieurs pays, comme Singapour, Israël, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et la Corée du Sud ont mis en place des programmes universels d’épargne pour chaque enfant dès sa naissance. Les premières études d’impact de ces programmes4 indiquent qu’ils améliorent le développement de l’enfant, ses résultats scolaires, sa santé mentale et les perspectives d’orientation future des adolescents. Notre proposition, qui s’inscrit dans la continuité de ces innovations, vise à offrir à tous les citoyens l’accès à un capital investi en parts de sociétés dont le siège social est situé en France. Ce capital peut être débloqué (en étant soumis au taux de taxation habituel des gains sur le capital) à l’occasion d’événements particuliers, comme celui de la création ou de la prise de participation dans une entreprise (y compris l’actionnariat salarié) ou un investissement immobilier. Dans le cadre d’un projet entrepreneurial, le capital débloqué serait accompagné par un audit financier ainsi que des formations adaptées et un coaching professionnel dans toutes les phases ultérieures du projet de création. Si le capital n’est pas débloqué avant le départ en retraite, il pourrait se voir transformé en rente viagère, permettant l’amélioration du niveau des vie des retraités modestes.
S’agissant du mécanisme, celui-ci reposerait d’abord sur la création d’un fonds public de capital universel (FPCU) lequel détiendrait les participations de l’état ainsi que les titres de capital reçus en contrepartie d’une aide publique, y compris au titre d’une recapitalisation. Les dividendes perçus par le fonds ainsi que l’accès – dans un cadre limité – au financement par la dette assureraient au fonds sa liquidité. Ce fonds serait autonome dans sa gestion mais néanmoins soumis au contrôle étroit du Parlement. Il serait équitablement détenu par tous les citoyens qui deviendraient, dès lors, impliqués dans la gouvernance des entreprises et concernés par leur profitabilité. La crise du Covid-19, compte tenu de ses impacts économiques et sociaux, présente une opportunité pour la création d’un tel dispositif à travers la recapitalisation des entreprises en difficulté. Toutes les entreprises (entreprises unipersonnelles, TPE, PME, entreprises de taille intermédiaire, Large Caps…) en faisant la demande se verraient recapitaliser par le fonds après étude de leur dossier par un organisme tel que la Banque Publique d’Investissement (BPI). Cette recapitalisation se ferait soit par des fonds propres soit par des quasi-fonds propres (par exemple des prêts flexibles dont les remboursements sont indexés sur le chiffre d’affaires ou sur le bénéfice). Tous les titres ainsi émis seraient ensuite déposés dans le FPCU. Ces prises de participation seraient assorties de conditions strictes assurant l’alignement des intérêts entre parties prenantes : investissement dans la transition écologique et dans le bien-être au travail, non-augmentation des salaires (ou de dépenses discrétionnaires) des dirigeants tant que le fonds ne perçoit pas de dividendes etc. Ce dispositif permettrait d’atteindre quatre objectifs. Tout d’abord, en tant que mécanisme de transfert vers les entreprises et les ménages, il se veut une réponse conjoncturelle efficace et équitable à la crise de demande actuelle. Deuxièmement, il sécurise le système de production en resolvabilisant les entreprises dans l’ère post-Covid. Troisièmement, il est une solution à l’accroissement tendanciel des inégalités au sein du capitalisme financier. Enfin, ses effets sur la gouvernance des entreprises seraient profondément positifs. En effet, il permettrait de promouvoir une implication citoyenne dans la direction des entreprises ainsi qu’une réconciliation des intérêts entre actionnaires et société. La crise du Covid-19, plus qu’une crise sanitaire, est en train de devenir une crise de système, qui doit interpeler tous ceux qui veulent concilier économie de marché, progrès et cohésion sociale. Elle appelle des réformes radicales quant au rôle des pouvoirs publics, la gouvernance des entreprises et la possibilité de permettre à tout individu de vivre dignement. Notre proposition de capital universel, directement applicable, répond simultanément à l’ensemble de ces problématiques.
*Article co-écrit par : Jean-Claude Mailly, Vice-Président de Synopia et administrateur d’HOMA CAPITAL
Lionel Tangy-Malca, Président d’HOMA CAPITAL
Lionel Melka, Directeur de l’analyse émetteur d’HOMA CAPITAL
Jean-Martin Cohen-Solal, Administrateur d’HOMA CAPITAL
Steeve Ohana, PhD, Administrateur d’HOMA CAPITAL