À 100 jours de l’élection présidentielle, qui est censée être le grand moment de respiration démocratique de la France, la campagne n’a pas vraiment commencé. Il est donc peu probable que le débat politique aille au fond des choses et qu’il propose des choix clairs fondés sur des analyses approfondies.
Pourtant, tout indique que la période exige la définition d’orientations fortes et la mise en œuvre rapide des réformes correspondantes. Qui ne voit pas le déclin progressif mais continu du pays, de ses inventeurs, de ses entrepreneurs, de ses travailleurs et de ses créateurs ? Qui ne voit pas la langueur pénétrer les esprits les plus optimistes et contaminer même la jeunesse qui ne sait plus quel sera son avenir et à quel projet se consacrer ? Qui ne voit pas l’« esprit public » se désagréger, et les Français perdre de vue l’intérêt général et jusqu’à la conscience même de former une nation ?
Des raisons objectives expliquent ce marasme. La menace climatique et la catastrophe écologique annoncée peuvent engendrer découragement et désespoir. La mondialisation a ôté aux individus et aux peuples la prise sur les événements qu’ils avaient autrefois. La montée des inégalités ronge le ciment de l’unité nationale. La digitalisation du monde et sa transformation en data évanescents renforce l’impression d’une réalité insaisissable et d’un univers qui suit son cours imperturbable. Là-dessus, le Covid apporte la dernière touche, confortant l’impression générale que l’humanité (et la France en particulier) serait devenue un navire dans la tempête qui aurait perdu son gouvernail et ses instruments de navigation.
Pour sortir de cette mauvaise passe, il ne suffira pas d’appliquer à la hâte quelques pansements sédatifs sur les plaies les plus douloureuses. Nous sommes dans une de ces situations dont parlait Zarathoustra, « où il n’est pas permis d’avoir de fausses vertus, mais où, tel un danseur sur la corde, on tombe ou bien on se dresse, – ou bien encore on s’en tire… ».
De ce point de vue, l’approche privilégiée ces dernières années qui a consisté à accorder des droits particuliers et des prébendes à chaque catégorie qui s’estime victime de discrimination, est une impasse. À deux titres : parce que la multiplication des rustines complique le jeu social en multipliant les règles particulières ; et. parce que l’approche catégorielle contribue à morceler la société, alors qu’il faudrait au contraire travailler à l’unir autour d’un projet collectif. Les défis de l’époque appellent des réponses globales et communes. Qu’on le veuille ou non, riches et pauvres, grands et petits, maigres et gros, blancs et noirs, ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas, femmes et hommes, nous sommes dans le même bateau, face aux mêmes périls.
Il faut donc revenir à l’essentiel, et se demander comment le fonctionnement de la société s’est grippé, et pourquoi les règles qui la régissent ne marchent plus. Et si possible en changer.
Ces règles résultent de l’Histoire et sont le produit de strates successives de conceptions, d’arbitrages, et de choix effectués au cours des siècles, dans les circonstances qui prévalaient à ces époques. L’accélération subite de l’Histoire que nous connaissons depuis quelques décennies n’a pas permis à la société d’adapter ses « règles du jeu » au nouveau contexte. Les révolutionnaires de 1789, pas plus que les constituants de 1957 n’avaient prévu des phénomènes aussi puissants et aussi perturbateurs que la mondialisation des échanges, l’éducation de l’ensemble de la population, l’omniprésence de l’information, l’irruption des réseaux sociaux et du tribalisme numérique, la métropolisation, la mobilité croissante, et quelques autres tout aussi fondamentaux. La société de ce début de XXIe siècle ne peut pas être gérée comme la société du milieu du XXe, qui était une société encore majoritairement rurale, immobile, lente, peu éduquée, mal informée, et largement autarcique.
C’est pourquoi le changement de l’organisation de la société ne pourra être seulement superficiel. Ce n’est pas en modifiant quelques institutions, ou quelques modes d’élection, que le navire retrouvera sa gouvernabilité. Il faut désormais s’attaquer, à la racine, aux causes profondes des dysfonctionnements et trouver un consensus sur de nouvelles façons de vivre ensemble. Un exemple existe sur lequel nous pourrions nous appuyer pour mener cette réflexion d’envergure : les travaux menés par le Comité National de la Résistance, pendant la guerre. Alors que l’époque était dangereuse, que les morts se comptaient en millions, que l’issue était incertaine, une poignée d’hommes a su, en quelques semaines, s’atteler à trois tâches simultanées : s’accorder sur les raisons de la défaite, s’unir pour le combat commun, et s’entendre sur le projet à mettre en œuvre « après ».
Notre époque, aujourd’hui tout aussi incertaine, appelle un effort de la même qualité et de la même énergie. Il s’agit ni plus ni moins que de refonder la puissance publique, dans toutes ses dimensions, les institutions politiques, la machinerie étatique, et l’organisation de la démocratie.
Repenser l’équilibre des institutions, en premier lieu. Il s’agit de favoriser l’intelligence collective plutôt que de faire confiance à la clairvoyance et à la volonté d’un seul homme. La France est en effet la seule grande démocratie à concentrer autant le pouvoir. Cela peut présenter des avantages s’il s’agit de décider vite quand les données du problème sont factuelles, techniques et claires. En revanche, cela devient un handicap quand les questions à résoudre sont difficiles à comprendre, évolutives, enchevêtrées entre elles, et nécessitant un consensus sur leur solution.
Réformer l’Etat, ensuite, pour que les services qu’il rend aux citoyens soient performants, et égalitaires. Les citoyens souhaitent, à juste titre, que les services essentiels de santé, d’éducation, de sécurité, de justice leur soient rendus à un bon niveau de qualité. Ils veulent en outre que toutes les garanties d’égalité d’accès au service, et d’accès aux professions publiques soient assurées.
Repenser la démocratie, enfin. Il faut travailler à ce que tous les citoyens puissent participer aux décisions collectives, condition de leur acceptabilité et du consentement. On ne peut plus en effet imaginer un fonctionnement uniquement représentatif, qui donnerait un chèque en blanc tous les cinq ans à une équipe pour prendre toutes les décisions au nom de la collectivité. Les citoyens d’aujourd’hui, éduqués et informés, souhaitent désormais prendre part aux décisions qui les concernent.
Cette tâche immense de régénération de la puissance publique, ne peut pas être menée par un homme ou un parti. Cet exercice doit être l’œuvre collective d’hommes et de femmes de toutes les tendances politiques, ayant en commun le souci de l’avenir du pays. L’objectif doit être de fonder un cadre pour les prochaines décennies, qui puisse rassembler les Français, et leur donner la volonté de participer à un avenir commun.
Charles de Gaulle expliquait, dès 1941, dans le célèbre discours d’Oxford, la finalité profonde du nécessaire travail de refonte du fonctionnement démocratique. Il se plaçait déjà dans l’hypothèse de la victoire et envisageait « l’après » : « Si complète que puisse être un jour la victoire des armées, des flottes, des escadrilles des nations démocratiques, si habile et prévoyante que se révèle ensuite leur politique vis-à-vis de ceux qu’elles auraient, cette fois encore, abattus, rien n’empêchera la menace de renaître plus redoutable que jamais, rien ne garantira la paix, rien ne sauvera l’ordre du monde, si le parti de la libération, au milieu de l’évolution imposée aux sociétés par le progrès mécanique moderne, ne parvient pas à construire un ordre tel que la liberté, la sécurité, la dignité de chacun y soient exaltées et garanties, au point de lui paraître plus désirables que n’importe quels avantages offerts par son effacement. On ne voit pas d’autre moyen d’assurer en définitive le triomphe de l’esprit sur la matière. Car, en dernier ressort, c’est bien de cela qu’il s’agit. »
C’est à la construction de cet « ordre » nouveau que s’est attelé le CNR en 1943. Il faut aujourd’hui remettre le métier sur l’ouvrage. C’est en effet à une œuvre de reconstruction de même nature que notre génération est aujourd’hui invitée. Place donc au nouveau CNR, le Comité National de la Reconstruction !
Xavier d’Audregnies
Membre de Synopia