Alors que le paquebot France prend eau de toute part et semble emporté malgré lui sur l’océan déchaîné de la mondialisation, nombre de ses passagers démontrent un génie certain pour se lancer dans des polémiques insensées et s’en passionner.
Le cas des « Uberfiles » fait ici figure de cas d’école. Tous les ingrédients étaient réunis pour que prenne le feu médiatique : méfiance à l’égard du pouvoir, certitude qu’une main occulte agit pour nous nuire, complotisme, « affaire » au parfum de scandale d’État ou d’été, revanche sur le « qu’ils viennent me chercher ».
Au premier rang des pompiers pyromanes, nous trouvons une classe politique sans limite dans ses excès, pourvu qu’on l’entende. Ayant fait leur la maxime de Beaumarchais, « calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose !», de nombreuses voix dans les oppositions ont cru pertinent de profiter de l’aubaine pour chercher à affaiblir encore davantage un pouvoir élyséen vacillant. « Bien fait pour lui » railleront les jaloux. Pourtant, à ce stade de « l’enquête », les « files » ne révèlent aucun délit répréhensible. Au point que le présumé « coupable » persiste et signe : « Je l’assume à fond. Je le referai demain et après-demain ».
De fait, ce sont des pratiques courantes du pouvoir menées dans les coulisses du théâtre politique qui transparaissent au grand jour. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Le Gouvernement a lui aussi droit à son « secret des affaires ». Sans quoi, impossible d’agir.
Depuis, il semblerait même que ceux qui ont allumé la mèche se demandent s’ils n’ont pas agi de façon quelque peu démesurée. « Pchitt ! » aurait fait Jacques Chirac.
Le plus consternant dans cette histoire, c’est justement d’avoir oublié l’Histoire. Face à des taxis en situation de monopole qui refusaient toute remise en cause alors que le rapport qualité/prix de leurs prestations se dégradait par trop, il devenait impossible de rester inerte. Et les Français dans leur très grande majorité, Parisiens en tête, en appelaient à la réforme. Emmanuel Macron a donc permis au secteur des Véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) de concurrencer les taxis. Il répondait ainsi aux besoins réels du marché et apportait un service compétitif et digne d’un grand pays européen.
Mais c’est Hervé Novelli, alors ministre de Nicolas Sarkozy, qui avait créé les conditions permettant l’avènement des VTC, avec d’un côté le statut d’auto-entrepreneur (adopté en 2008), et de l’autre, une disposition législative votée à cette période dans la plus parfaite indifférence et qui autorisait le transport de passagers dans les voitures particulières dites « de tourisme ».
La suite, nous la connaissons. Entre 2014 et 2016, le jeune et impétueux ministre de l’économie de François Hollande, mû par sa volonté de réformer « quoi qu’il en coûte » un pays engoncé dans un carcan de lois et de normes, a fait le reste.
Nous pouvons bien sûr nous étonner que ce travail de l’ombre ait percuté de plein fouet les positions gouvernementales de l’époque, peu enclines à un tel mouvement de libéralisme. Mais là encore, n’oublions pas l’activisme des frondeurs socialistes et des futurs insoumis qui empoisonnaient la vie d’un exécutif en plein aggiornamento sur les questions économiques et le rôle essentiel des entreprises.
En revanche, nous pourrions tirer quelques leçons utiles de cette séquence, en commençant par regretter la façon dont sont menées les réformes, pour basculer d’un extrême à l’autre, versant avec Uber sans transition dans l’ultralibéralisme à l’américaine. Depuis, face à diverses dérives et aux pressions musclées des taxis, le régulateur a tenté de reprendre la main de façon brouillonne, et déjà l’offre ne répond plus à la demande – tant pis pour les clients. En parallèle, il a fallu que la Cour de cassation monte au créneau en mars 2020 et condamne dans un arrêt qui fera date la pratique abusive du statut auto-entrepreneur selon Uber.
Certes, nous pouvons déplorer que des ministres français aient fait le lit des sociétés américaines, GAFAM en tête. Cependant, quelles étaient les options et les entreprises françaises et européennes capables d’accomplir le job des GAFAM et de leurs acolytes du numérique ?
Ces questions restent posées de façon douloureuse et nous renvoient toutes à l’indigence de la pensée stratégique française et européenne depuis la chute de l’URSS, la « fin de l’histoire » et l’avènement de la « mondialisation heureuse ». Nous, les citoyens, en payons aujourd’hui un prix très élevé, relevé par la crise sanitaire et encore amplifié avec la guerre en Ukraine.
A l’aune de mes préoccupations, s’il fallait chercher querelle ou justice, il me paraîtrait préférable d’interroger tous ceux qui ont fragilisé notre filière nucléaire et réduit sa production, et dont les inconséquences politico-idéologiques rendent la France par trop dépendante à ses importations. L’hiver prochain, leurs choix vont nous contraindre à nous chauffer moins en payant plus cher. Mais quand le sage montre la lune, l’idiot regarde la main qui commande un Uber…
Alexandre Malafaye
Président de Synopia