Le Président Macron a affirmé avec force qu’il ne laisserait pas s’installer la République des experts. Ce rappel du primat du politique intervient au moment où le doute s’installe sur le bien-fondé de l’approche suivie jusque-là. Quelles que soient leurs dénominations (scientifiques, experts, ou « sachants »), leur consultation avant toute décision politique est de droit : elle constitue le socle même de l’action publique, sa rationalité.
Au moment de déclencher une intervention armée, le Chef de l’État interroge ses experts militaires, qui en fonction de la question posée (comment prévenir un génocide, comment arrêter une opération de déstabilisation régionale, comment secourir des populations en danger, comment répondre à une agression sur notre sol ?) présente des options. Il sonde également les diplomates, experts des relations internationales, pour mesurer, le cas échéant les conséquences des décisions qui seront prises. En bout de chaîne, le Président arbitre et décide (ou pas) d’intervenir. Il en informe le Parlement et la nation. Dans le cas d’une crise sanitaire, le mécanisme est le même. La consultation des experts est également incontournable, qu’ils soient dans l’institution (le ministère de la Santé) ou réunis sur une base ad hoc (la fameuse commission scientifique des « Onze »).
Une différence toutefois : là où la Constitution fait du Président le Chef des Armées et de la diplomatie, le savoir médical reste lui dans les mains des scientifiques et des médecins. Le politique peut faire la guerre ou signer des traités, il n’est pas habilité à soigner. Le pouvoir des « sachants » paraît d’emblée mordre sur celui des politiques. C’est donc en position « d’infériorité » que le politique aborde les crises sanitaires. Et la soumission trop exclusive aux points de vue des experts n’est pas sans risque.
Dans son intervention solennelle du 16 mars, le Président Macron l’a rappelé sans détours : toutes les décisions prises l’ont été « avec ordre, préparation, sur la base de recommandations scientifiques avec un seul objectif : nous protéger face à la propagation du virus ». Et pour faire rempart au virus, la priorité des priorités, telle que définie par les scientifiques, a été de « réduire la pression sur les services de réanimation ». C’est bien sur cette base, qui pose à la fois un objectif et une méthodologie, que toute la stratégie a été arrêtée : fermeture des frontières, confinement, mise à l’arrêt du pays, et maintien exclusif des activités ayant un lien direct avec le traitement des personnes infectées.
Faisant écho aux légitimes préoccupations et appels à l’aide des personnels de santé, mobilisés sans relâche, les médias et les réseaux sociaux les ont puissamment relayés, pour que ne cède la « ligne de front », dont tout dépendrait. Au fil des jours on assistait logiquement à une surenchère de mesures.
Il est trop tôt pour évaluer le bien-fondé de cette stratégie. Mais d’ores et déjà, on commence à entrevoir les conséquences d’une approche ne reposant que sur un nombre trop limité de paramètres. Contrairement à d’autres, à commencer par notre plus proche voisin, l’Allemagne, nous avons fait le choix de mettre sous le boisseau toute activité non essentielle. Comment juger, en gestion de crise complexe, ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas ? A-t-on l’assurance que la paralysie logistique et l’arrêt de la production industrielle ne finiront pas par miner l’objectif sanitaire assigné ? Va-t-on découvrir lorsqu’il sera trop tard qu’il faut des blanchisseries ouvertes pour laver les draps des hôpitaux, qu’il faut de la maintenance et des pièces de rechange pour le matériel agricole, condition sine qua non aux récoltes de demain, que la fermeture des frontières, après avoir protégé, va se retourner contre les pays les plus dépendants ou les plus enclavés ?
Comment être certain, après avoir ouvert grands les robinets de la dépense publique, que les marchés et les agences de notation suivront, et que les États ne se retrouveront pas en situation de défaut de paiement, entraînant dans leurs sillons la faillite des banques, et partant, la ruine des épargnants et des ménages ? Anticipant sans doute cette critique et ce risque, le Chef de l’Etat avait annoncé, toujours dans son intervention du 16 mars, que s’il demandait « des sacrifices pour ralentir l’épidémie (…), jamais ils ne doivent mettre en cause l’aide aux plus fragiles, la pérennité d’une entreprise, les moyens de subsistance des salariés comme des indépendants ». Il rappelait là précisément le primat du politique, c’est-à-dire la recherche toujours du meilleur arbitrage possible dans l’intérêt général, n’en déplaise aux experts.
Or en dépit de l’énormité de la panoplie des moyens déployés, dans une France désormais en état de coma avancé, rien ne semble pouvoir contenir la récession annoncée et son cortège de funestes conséquences pour l’emploi et le pouvoir d’achat des Français, et au-delà, la stabilité de nos sociétés. On risque par conséquent d’assister à un retournement de situation où les sacrifices demandés auront peut-être permis de contenir une épidémie, dont le nombre de victimes a déjà dépassé les 30 000 morts dans le monde (à rapprocher des 8000 morts de la grippe saisonnière pour la seule France), mais ils auront engendré un chaos dont nul ne sait dans quel état les plus fragiles sortiront.
Cette réalité est bien connue des médecins, elle est même l’un des principes cardinaux de toute action visant à prendre soin : Primum non nocere (en premier lieu, ne pas nuire). Dans la langue des médecins, cela implique de prendre garde aux effets secondaires et d’éviter que le patient ne meure guéri. Appliquée à l’action politique, ce principe doit servir de boussole : il permet de garder en ligne de mire l’intérêt général et d’éviter de rater sa cible. Les humanitaires le savent également, et depuis longtemps, tant les abus ont été nombreux et patents. Ne pas nuire, c’est donc s’efforcer de limiter les effets de bord des interventions massives et disproportionnées (le déferlement d’ONG en Haïti en 2010 en fut un bon exemple). C’est s’appliquer à limiter, contre la dictature des passions, les « externalités négatives ». C’est réduire autant que faire se peut le piège de toute aide qui lorsqu’elle est disproportionnée et s’éternise se retourne inexorablement contre le patient, ou pour reprendre la langue des humanitaires, contre les « récipiendaires ».
Au fond, ce que les historiens retiendront peut-être de cette crise sans précédent, c’est qu’en cédant à l’émotion, qui est malheureusement souvent l’autre nom pour la panique, en indexant leur stratégie sur un nombre trop limité de paramètres, enfin, en appliquant pour la première fois à une échelle globale le principe de précaution poussé jusqu’à l’absurde, nos dirigeants auront finalement précipité sans le vouloir les changements tant attendus : la mise à bas d’un système. Avec pour corollaire un grand saut dans l’inconnu.
Didier Le Bret, ancien directeur du centre de crise du Quai d’Orsayancien ambassadeur de France en Haïti (2009–2012)membre du Think Tank Synopiaauteur d’un essai, « L’homme au défi des crises », chez Robert Laffont, paru en 2017.