Journal des futurs #113 – Pour protéger leurs citoyens, les États doivent enfin rouvrir le chapitre de l’Europe sociale

Livre Blanc spécial élections européennes 2024
Comment faire mieux avec l’Europe ?

POUR PROTÉGER LEURS CITOYENS, 
LES ÉTATS DOIVENT ENFIN ROUVRIR LE CHAPITRE DE L’EUROPE SOCIALE
 

Jean-Claude MAILLY 
Vice-président de Synopia, ancien Secrétaire général de Force Ouvrière

Liberté de négociation et d’association, systèmes de protection sociale collective, charte sociale et charte des droits fondamentaux de l’Union européenne sont des références indiquant le caractère démocratique de l’Europe et une prise en compte du social.  

Lorsqu’il était président de la Commission européenne, Jacques Delors insistait sur le fait que pour avancer l’Europe devait avoir deux jambes : l’économique et la sociale. Pour y parvenir, il lança les rencontres dites de Val Duchesse regroupant la Commission, les gouvernements et les interlocuteurs sociaux avec notamment comme objectif le développement de négociations collectives entre le patronat européen (Business Europe aujourd’hui) et la Confédération Européenne des syndicats. 

De fait, cette impulsion de la Commission a permis le développement d’un dialogue tripartite et la réalisation de plusieurs accords sociaux. Mais l’embellie fut de courte durée. Deux raisons principales expliquent cette situation. 

La première est la prédominance dans le monde occidental depuis les années 1980 des préceptes de l’école économique de Chicago (dont la priorité aux actionnaires et à la « libre » concurrence), schéma dans lequel la régulation sociale est considérée comme un frein à la réussite économique. C’est dans ce cadre également qu’ont été bâtis les critères de convergence économique (les fameux 3 % et 60 %) ainsi que le statut de la Banque centrale européenne (BCE) dont le rôle essentiel est de contenir l’inflation sous les 2 %. 

La crise sanitaire a montré que cette logique ne pouvait pas fonctionner en cas de choc et que les États comme la BCE ont dû tordre les barres pour faire face à la situation. Autrement dit, l’école keynésienne reprenait le dessus sur l’école de Chicago. C’était déjà le cas au moment de la crise financière de 2008 même si on peut contester les exigences de la troïka financière vis-à-vis de la Grèce. C’est encore le cas avec la guerre menée par la Russie en Ukraine. Cela confirme que dans l’état actuel des choses ce sont les crises qui conduisent l’Europe à évoluer, ce qui en soi dénote un problème de fonctionnement global. 

La deuxième est l’élargissement du périmètre de l’UE à 27 et, demain, 30 ou 31 pays. Si ce mouvement permet d’ancrer des pays dans la démocratie, il pourrait aussi impliquer une variation du libéralisme à l’illibéralisme. Il n’en reste pas moins que les décisions seront plus difficiles à prendre et qu’en régime normal, cela conforte une logique économique libérale qui ne peut que contenter d’autres puissances comme les États-Unis, la Chine ou la Russie. Puissance économique au regard de l’addition des PIB nationaux, l’Europe demeure cependant un nain géopolitique et militaire.  

Ces divers facteurs conduisent de fait à ce que le social ne soit pas perçu comme une priorité au niveau européen, que les peuples ne voient pas ce que l’Europe leur apporte socialement, ouvrant ainsi la porte aux extrémismes populistes. Et pourtant, on voit aussi avec le Brexit que sortir de l’Europe n’améliore ni la situation sociale, ni la situation économique. 

Alors quelles pistes envisager ? 

La première est de relancer l’idée des cercles concentriques permettant aux pays qui le souhaitent d’aller plus loin ensemble en matière de coordination économique, budgétaire, fiscale et sociale, notamment au sein de la zone euro. Avoir la même monnaie doit conduire à plus d’harmonisation, y compris pour un noyau dur de la zone euro.  

La seconde est de revoir et rendre plus flexibles les critères économiques de convergence pour notamment distinguer les dépenses d’investissement des dépenses de fonctionnement et prendre en considération les dépenses militaires dans l’objectif de construction d’une défense plus efficace. Ces critères ne sont d’ailleurs guère respectés aujourd’hui, y compris par des pays considérés comme économiquement orthodoxes et exigeants qui ont bâti, à côté, tel l’Allemagne, un fonds spécial doté de 700 milliards d’euros.  

La troisième est de revoir les conditions d’accès aux aides européennes pour les rendre plus exigeantes au regard des engagements politiques européens afin que l’Europe ne soit pas considérée comme une tirelire.  

Enfin, il faut développer les négociations sociales au niveau européen ainsi que le dialogue tripartite dans lequel la Commission doit prendre plus d’initiatives. L’expérience montre qu’au niveau européen le patronat est pragmatique : il accepte de négocier s’il comprend que son refus conduira la Commission à prendre des initiatives sociales. Il est certain que lorsque la politique économique suivie est libérale, le patronat a plus tendance à fuir la négociation. De ce point de vue, la relance par Ursula von der Leyen des Dialogues de Val Duchesse va dans le bon sens. Là aussi, un bon accord vaut mieux qu’une mauvaise loi et la négociation est bien souvent plus efficace que des normes technocratiques. 

L’Europe sera d’autant plus puissante si les peuples la soutiennent, si elle n’est pas unijambiste mais avance sur ces deux jambes, si elle permet à ceux qui veulent progresser plus vite, comme des éclaireurs, de le faire. Dans un monde perturbé, une telle Europe est attendue et la démocratie a tout à y gagner.

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