Journal des Futurs #63 – La construction européenne et l’âme des peuples

« Grattez le Russe, vous sentirez le Tartare ». Cette formule empreinte de réalisme et teintée d’humour revient parfois à l’esprit lorsque l’on veut évoquer l’âme des peuples, cette constante foncière si finement décrite par le sociologue André Siegfried pour caractériser l’existence d’irréductibles différences culturelles entre les pays de la vieille Europe.

Il suffit de relire le chapitre de l’auteur sur l’Allemagne pour être impressionné par la pertinence inaltérée de son analyse qui remonte pourtant à 1950. Le fait que ses descriptions soient encore très largement valides plus de 70 ans plus tard, alors que nous en sommes rendus à trois générations d’européens, constitue sans doute la meilleure preuve que cette âme propre à chaque peuple, existe et perdure. On ne saurait raisonnablement contester cette évidence.

Véritable produit combiné de l’histoire et de la géographie, l’âme des peuples est une réalité que la construction européenne ne saurait donc ignorer, encore moins mépriser, sous peine d’aller vers un échec rédhibitoire. Contrairement à la démarche qui a fédéré – non sans douleurs – une cinquantaine d’états émergents sur une période très ramassée pour former les Etats-Unis, l’Union Européenne ne peut s’édifier de manière durable qu’en prenant appui sur des états membres solidement constitués au fil des siècles, qui ont développé un patrimoine propre et indissoluble.

C’est pourquoi une conception fédérale de l’UE ne pourrait que fourvoyer la construction de celle-ci dans une impasse à la fois politique et culturelle. Tôt ou tard, elle provoquerait son éclatement ou au minimum son délitement, ce qui n’est aucunement souhaitable. Dès l’origine de la construction européenne, le général de Gaulle n’a d’ailleurs jamais prôné d’autre concept que celui d’une Europe des Nations.

Faire progresser le projet européen apparait certes plus nécessaire que jamais. Cependant, il ressort de plus en plus clairement que les dirigeants européens ne parviennent pas à s’accorder sur le contenu explicite du projet qu’ils voudraient réaliser, probablement parce qu’ils ne le savent pas très bien eux-mêmes. Lorsque le consensus finit par s’établir, il se fait donc le plus souvent « a minima » et le compromis trouvé n’est dès lors pas de nature à susciter l’enthousiasme des populations européennes.

Qui plus est, la méthode des solidarités forcées entre pays membres a probablement atteint ses limites car le citoyen européen perçoit de plus en plus la Commission comme une machine à contraintes, à règlements, à normalisations, sans être convaincu que ce soit dans son intérêt qu’elle déploie son activité. Et les décisions de Bruxelles sont d’autant plus mal admises que l’idéologie libérale qui hante ses couloirs, donne à penser qu’elle défend mal les intérêts européens, voire qu’elle les sacrifie sur l’autel de la concurrence.

Si l’Union – qui en principe fait la force – s’avère de surcroît incapable d’assurer la protection des ressortissants européens, comme la pandémie l’a récemment montré en ravivant le besoin de nation, c’est bien vers cette dernière entité que chaque peuple se tourne toujours spontanément pour obtenir cette protection et a fortiori pour le défendre. Face au péril extérieur, même si la frontière se trouve coïncider avec celle de l’UE, cette frontière est d’abord et avant tout nationale. C’est pour son pays que le soldat consent à sacrifier sa vie. La mention « Mort pour l’Europe » n’a pas d’existence reconnue et la notion d’armée européenne restera sans doute bien longtemps illusoire.

L’évolution des relations internationales et des rapports de forces qui les régissent, montre d’ailleurs que le concept de nation fondée sur le peuple qu’elle rassemble et dont l’Etat est l’émanation, n’est pas près de disparaitre. La réalité vivante que celle-ci incarne, s’impose même avec une force renouvelée à l’heure où survient le danger.

Dès lors, s’agissant de la construction européenne, il apparait que l’obtention d’avancées significatives implique à présent d’en réorienter fondamentalement la démarche en repensant le projet européen initial avec davantage de lucidité. Son caractère excessivement flou, voire bancal et incomplet, a en effet généré trop d’ambiguïtés l’exposant progressivement à de graves dérives qu’il est devenu urgent de stopper. Or, la légitimité démocratique de la gouvernance du projet actuel est trop faible pour que les peuples qui sont censés en bénéficier, supportent de nouveaux développements de ce projet si leur adhésion n’est pas recherchée beaucoup plus activement.

Il n’est plus admissible qu’une Commission non élue et des instances de nature supranationale (comme la Cour Européenne de Justice ou celle des Droits de l’Homme) prétendent contraindre non seulement les gouvernements des états membres, mais surtout aussi les constitutions nationales, sans que les peuples concernés n’aient pu se prononcer sur des questions aussi essentielles et déterminantes pour leur avenir respectif. En l’absence d’une constitution européenne, où peut bien résider la cohérence d’une telle attitude de la part d’une organisation internationale comme l’UE qui prétend promouvoir les droits de l’homme ? Et que dire alors du fameux droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?

A l’occasion de la menace migratoire provoquée par le gouvernement biélorusse, on a d’ailleurs vu l’âme du peuple polonais se manifester spontanément pour s’opposer à la tendance abusive et néfaste d’une telle ingérence de l’UE. Par lui-même, ce triste exemple a bien montré aussi que la solidarité européenne s’exerce avant tout entre nations.

Pas plus que la France, l’Europe ne saurait donc être légitimement dirigée par des fonctionnaires et encore moins par des juges : ce n’est pas admissible tout simplement parce que ce n’est pas leur rôle. De surcroît, les institutions politiques qui les abritent sont devenues beaucoup trop enclines à de graves dérives idéologiques, faute de s’être suffisamment protégées d’influences extérieures et d’entreprises de noyautages, pour préserver l’indépendance et l’impartialité nécessaires à une saine gouvernance démocratique.

En voulant exercer toujours davantage leur pression technocratique, normative et « judiciarisante », ces différentes institutions supranationales ruinent au demeurant leur déjà trop faible crédibilité populaire. Et le contrôle politique exercé par le collège des chefs d’Etat s’avère très insuffisant pour fixer et maintenir le cap d’un projet qui n’est pas assez explicite et qui s’est dénaturé au fil des ans sous l’effet de certaines actions le plus souvent internes, destinées à en pervertir ou en stériliser le contenu.

Il y a donc lieu de saisir adroitement l’opportunité créée par le Brexit pour contrer l’influence anglo-saxonne libéralo-libertaire qui gangrène les instances communautaires de l’UE, et pour refonder l’ensemble du projet de construction européenne sur une base de valeurs plus solidement partagées, une définition plus précise des objectifs poursuivis, et une authentique adhésion des peuples concernés par l’aventure à poursuivre.

Compte tenu des illusions d’une mondialisation heureuse, pour se doter d’un nouveau projet pertinent, il ne fait pas de doute que l’UE doit cultiver une ambition stratégique et mettre en commun toute son énergie pour la réaliser à l’échelle mondiale. Il s’agit là d’une condition sine qua non pour assurer la pérennité qu’il faut souhaiter pour elle, au bénéfice des générations qui viennent derrière celle qui a connu le bonheur de voir naître le projet initial.

Or, malgré son incontestable puissance économique, l’Allemagne n’a ni la volonté politique ni la capacité stratégique de promouvoir une telle ambition. Après le départ de la Grande Bretagne qui a tout fait pour s’y opposer, seule la France est maintenant apte à jouer ce rôle moteur en prenant appui sur les atouts majeurs qu’elle détient. Mais ce faisant, elle doit intégrer le risque objectif de provoquer l’inquiétude de ses partenaires.

Tout en affermissant l’expression de sa souveraineté nationale au sein d’une Union Européenne qui devrait être plus déterminée à faire entendre sa voix, notre nation doit par conséquent affirmer son rôle singulier de puissance mondiale fondé par sa présence sur tous les continents, son statut de puissance nucléaire, ses capacités militaires d’intervention et son siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies, pour défendre plus fermement ses intérêts nationaux ainsi que les enjeux européens.

En outre, dans la même perspective stratégique, en tirant un meilleur parti du génie propre de son peuple, notre pays serait bien avisé d’adopter et de mettre en œuvre une politique d’influence plus offensive, qui soit nourrie par des actions structurantes, notamment dans le domaine culturel, dans la recherche, et dans la poursuite d’un rôle d’entraînement dans la lutte à mener contre le réchauffement climatique.

Dès lors qu’elle en détient la capacité foncière d’analyse, d’imagination et de persuasion, la France a certainement tout intérêt à se comporter en force de proposition sur la scène internationale. Cependant, elle doit rester consciente qu’il ne lui est pas possible de faire avancer l’UE par sa seule volonté, et que son partenaire principal qui est l’Allemagne, n’aspire pas au même projet européen que celui que la France voudrait voir s’accomplir.

Tôt ou tard, il faudra donc bien repenser ensemble le contenu actuel du projet inabouti et incomplet qui est en passe de s’enliser. Mieux vaudrait par conséquent ne pas attendre pour le faire. Car il s’agira de réorienter la construction européenne sur des bases mieux définies dans le temps et dans l’espace, à la fois plus pertinentes, plus cohérentes, plus ramassées et plus solides, en s’assurant qu’elle soit nettement plus convaincante pour les populations appelées à bénéficier du partage de ses fruits.

Afin que les peuples y adhèrent, ce projet rénové devra définir beaucoup plus simplement que l’actuel, les grandes caractéristiques de l’état final recherché durant cette nouvelle étape de la construction européenne : réduction du nombre des organisations internationales concernées, cadrage clair et limitatif de leur champ de compétences, choix du périmètre géographique de l’UE, adoption de valeurs communes de référence, promotion de principes éthiques et juridiques communs (dont la priorité européenne), articulation des pouvoirs (exécutifs, législatifs, et judiciaires) entre les régions, les nations et l’union, organisation de la protection et de la défense des populations, contrôle effectif des frontières de l’Union, mise en œuvre d’une politique migratoire restrictive, promotion d’un cadre économique à la fois libéral et social, harmonisation de la fiscalité…

Bien plus que la fuite en avant d’un élargissement des domaines à couvrir, c’est un approfondissement soigneux de leur organisation et de leur articulation qu’il est indispensable d’opérer. Car il s’agit de trouver et de garantir le juste équilibre des compétences à répartir entre l’Union Européenne et les Nations, en admettant que ces dernières constituent l’UE sans la composer pour autant, comme le succès du Brexit vient de le rappeler. Parvenir à dégager cet équilibre et à le stabiliser est donc une condition majeure à remplir pour obtenir le soutien des peuples au projet européen ainsi repensé.

Renforcée par les crises successives, l’importance des enjeux auxquels la solidarité européenne doit faire face, requiert donc à présent de renoncer explicitement au fédéralisme et de développer un projet refondé sur les nations en considération de leur profonde assise démocratique. Ainsi déconnecté des groupes de pression, il devra aller dans le sens de la décentralisation et donner du poids aux regroupements régionaux, selon le principe de subsidiarité qui doit remplacer le centralisme pour trouver des solutions bien adaptées aux difficultés rencontrées.

La notion d’unicité du peuple européen restant pour le moins contestable, on ne saurait affirmer l’existence de son âme, contrairement à celle avérée des différents peuples du continent éponyme. Cependant, du fait des racines chrétiennes indiscutables de la civilisation européenne, l’âme de cette dernière offre aux nations qui la portent un fondement commun solidement étayé. Un projet d’UE ainsi révisé à la lumière éclairante du bon sens, pourrait dès lors constituer un vecteur fiable d’épanouissement de l’Union ou à tout le moins, une garantie crédible de sa survie.

Jean-Philippe Wirth, ​
Général d’armée (2S)
Ancien membre de la section des affaires européennes et internationales du CESE
Membre de Synopia

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