Journal des Futurs #92 – Retraites : nous nous trompons de débat, et de réforme !

La loi sur l’âge de la retraite est maintenant arrivée dans sa dernière phase. Soit elle sera votée dans les prochaines semaines et s’appliquera dès septembre, soit la rue aura la « peau » de ce projet, comme elle a eu celle de la réforme d’Alain Juppé, du CPE, et d’autres de la même ampleur. 

Il est d’ailleurs curieux de constater que plus la conclusion de l’exercice approche, plus le débat gagne en intensité et en qualité. Comme si on ne savait réfléchir que dans l’urgence… C’est maintenant que les politiques, les experts et les éditorialistes y vont de leurs réflexions profondes sur le sujet et de leurs propositions alternatives. Ces réflexions et ces propositions sont souvent de bonne facture et il est bien dommage que ce débat ne se soit pas tenu avant l’élaboration du projet, plutôt qu’après. 

À lire tous ces commentaires, on comprend mieux que la question n’est pas seulement d’équilibrer les dépenses et les recettes en reculant un peu l’âge du départ à la retraite. En effet, ce curseur simpliste permet à lui seul d’augmenter le temps du travail (accroitre les recettes) et de diminuer le temps de l’oisiveté (diminuer les dépenses). Le problème est en réalité plus complexe et chacun y va de son analyse et de ses préconisations.  

Les uns expliquent qu’il faudrait augmenter le taux d’emploi des seniors, ce qui réglerait d’un coup plusieurs questions. Un meilleur emploi des 55-65 ans serait en effet de nature à remplir les caisses de retraite ; par de meilleures rentrées et de moindres débours, il conduirait également à consolider l’équilibre de l’assurance chômage et accessoirement, celui du budget de l’État ; enfin, il éviterait que des générations entières ne se sentent exclues de la vie sociale à un âge où on est encore généralement en pleine forme. En poursuivant le raisonnement, certains plaident pour un gigantesque effort de formation tout au long de la vie, condition nécessaire à l’employabilité sur le long terme, surtout dans une économie qui se projette vers « l’économie de la connaissance ».

D’autres mettent en cause le partage de la valeur créée par l’économie. Ils expliquent que, si une part plus importante était consacrée à la rémunération du travail, ces salaires supplémentaires contribueraient à grossir les recettes des caisses de retraite, et qu’ainsi la question serait résolue ipso facto. Cette idée ne doit pas être écartée d’un revers de main. Le partage de la valeur est un thème qui est caressé par de nombreux économistes, y compris libéraux, et qui a été évoqué au Forum économique de Davos cette année. Il commence à devenir évident pour tous que, sans un partage équitable et juste des richesses créées, la transition écologique comme la transformation de l’appareil de production-consommation seront impossibles à réaliser, et l’humanité ira avec certitude à sa perte.  

D’autres, enfin, abordent le sujet sous l’angle sociologique, voire anthropologique. Ce qui est en jeu sous nos yeux, nous expliquent-ils, c’est notre rapport au travail. Alors que depuis la révolution néolithique, le travail structurait la vie des hommes et des sociétés, les progrès des techniques ont permis d’accroitre la productivité de façon telle que le travail n’est plus le centre des activités humaines. C’est le rapport au travail qui en est bouleversé, et certains comportements commencent à se faire jour : la « Grande démission », la « Démission tranquille », la mise au pilori des « boulots à la con », ou encore le changement de métier pour un métier « qui a du sens », ne sont plus le fait d’originaux se regroupant en communautés cévenoles. C’est désormais un phénomène massif. En clair les questions qui apparaissent en filigrane seraient : quel travail pour produire quoi ? Quel est le rapport entre le temps passé et l’argent gagné ? Faut-il perdre sa vie à la gagner ? 

Dans la même veine, apparaissent ensuite d’autres questions encore plus éloignées de la question initiale, qui était celle de l’équilibre des régimes de retraite. Comment améliorer la qualité de la vie des gens en travaillant autant, voire moins, mais plus intelligemment ? Par exemple, en diminuant, grâce au télétravail, la quantité de transport domicile-travail. Et pourquoi pas, en imaginant un aménagement du territoire qui occuperait mieux les villes petites et moyennes, aujourd’hui en déshérence, ce qui rendrait du pouvoir d’achat à des populations dont le budget est aujourd’hui plombé par la « cherté » des logements dans les grandes villes. L’occupation intelligente de l’espace disponible devient ainsi une des questions liées au débat des retraites.   

Toutes ces analyses alimentent ainsi des préconisations alternatives au simple report de l’âge légal de la retraite : promouvoir le travail des seniors ; penser à la formation tout au long de la vie ; valoriser financièrement les métiers pénibles ; réfléchir aux évolutions des carrières afin d’adoucir la pénibilité à mi-parcours ; partager la valeur, et pourquoi, pas le pouvoir dans les entreprises ; taxer davantage les fortunes et les héritages ; taxer l’économie financière et notamment les transactions à grande vitesse, inutiles à l’économie réelle ; changer l’organisation du travail, en prenant en compte dès le départ le télétravail ; organiser les services publics dans les zones de déprise à réoccuper, etc.

Ces débats seraient féconds à mener, et la solution au problème de l’équilibre des caisses de retraite est probablement un cocktail de toutes les préconisations imaginées par les partisans d’une « autre politique ». L’inconvénient est que, sans que l’on ne s’en aperçoive ni le décide véritablement, la mondialisation a rendu ces inflexions impossibles, parce que le choix est désormais surdéterminé. En effet, par la structure même de l’économie, de la finance, du droit commercial et financier, il n’y a plus de choix… Comme disait l’autre : « There is no alternative ».

Car, en poussant le raisonnement jusqu’au bout, on se rend vite compte que chacune des préconisations de nos commentateurs butterait systématiquement sur le même mur :

  • Vouloir obliger les entreprises à accueillir davantage de seniors ou à les former ? Vouloir mieux rémunérer les métiers pénibles ? La concurrence internationale pousserait rapidement les entreprises à délocaliser leurs productions vers des pays moins regardants[CC1]  et donc moins onéreux. 
  • Vouloir partager la valeur, en diminuant la part des actionnaires et en augmentant celle des autres acteurs (salariés, clients, fournisseurs, collectivités publiques) ? Les capitaux iraient rapidement s’investir ailleurs. 
  •  Vouloir taxer les capitaux ou les héritages ? En deux clics, les fortunes se logeraient dans des paradis fiscaux via des montages désormais bien huilées.
  • Taxer les transactions financières et notamment le trading de haute fréquence ? Quelle idée ! Ce serait la fin de la bourse de Paris.

Et ainsi de suite.

En vérité, les systèmes de redistribution par l’impôt ou par l’État-providence[1] ont été conçus et mis en place dans des États-nations entre la fin XIXe et le début XXe siècle. Ces États avaient comme principale caractéristique d’être des systèmes quasiment fermés. Dans l’immédiat après-guerre, la proportion du commerce extérieur était très faible par rapport au PIB national. À l’intérieur de ces systèmes fermés, il était alors possible de décider des règles qui s’appliquaient à la production, à l’échange ou à la consommation, et aux prélèvements pour actions publiques. Chaque pays pouvait décider souverainement du montant des richesses qui seraient mutualisées, des citoyens qui bénéficieraient de la redistribution, et selon quelles modalités. 

Aujourd’hui, ces choix ne sont plus guère possibles. Il faudrait pour cela protéger un peu l’économie nationale de la compétition internationale. Or, en Europe, le mot protectionnisme est encore un gros mot. Les Etats-Unis d’Amérique, la Chine et le Japon n’ont pas ces « pudeurs de violette » et protègent sans vergogne leurs entreprises et leurs citoyens. L’Europe, trop occupée à ses luttes intestines, se comporte de façon naïve et s’offre, victime consentante, à ses prédateurs. Son économie est en train de sombrer et ses systèmes de protection sociale avec elle. 

Le débat sur les retraites françaises nous ramène, qu’on le veuille ou non, à la construction d’une Europe-puissance, qui s’assumerait comme telle. Si l’Europe ne prend pas ce virage, il est à craindre qu’elle n’explose : les peuples ne sont pas prêts à sacrifier leur État-providence sur l’autel du libre- échangisme nigaud. Il est d’ailleurs piquant de constater que le dernier avertissement avant cet écroulement programmé vient du pays le moins vieux de toute l’Union, à savoir la France.


[1] Le montant des prélèvements atteint désormais, dans la plupart des pays démocratiques, entre 40 et 50% des richesses créées


 [CC1]Contraignants/réglementés, évitons le jugement de valeur

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