Journal des futurs #114 – Quand le destin de l’Europe se joue (aussi) en mer

Livre Blanc spécial élections européennes 2024
Comment faire mieux avec l’Europe ?

QUAND LE DESTIN DE L’EUROPE SE JOUE (AUSSI) EN MER

Amiral Nicolas VAUJOUR 
Chef d’état-major de la Marine 

Aussi singulier que cela puisse paraître, les textes fondateurs de la construction européenne ne parlent pas de mer. Paradoxe surprenant, quand on sait que les pays de l’Union européenne cumulent approximativement 90 000 kilomètres de côtes, à mettre au regard des 15 000 kilomètres de frontières terrestres extérieures. Ces chiffres montrent par exemple que l’interface de l’Europe avec le monde extérieur passe en bonne partie par la mer. Si l’ambition de ce « livre blanc » est de déterminer « comment faire mieux avec l’Europe ? », il s’agit donc en quelques mots de tourner le regard vers la mer, et même plus, de prendre le temps de regarder l’Europe depuis la mer. 

Que voit-on en mer ? 

La mer est un espace fluide (il n’y a pas de frontière physique à la sortie des ZEE ou des eaux territoriales) ; global (toutes les mers sont reliées entre elles) ; hostile (il suffit de naviguer en mer du Nord au mois de décembre pour comprendre l’effet d’une tempête hivernale) ; et lointain, donc souvent méconnu (moins de 3 % des fonds marins sont décrits avec une précision métrique, ce qui les rend moins bien cartographiés que la surface de la Lune).  

Et pourtant… au-delà des ressources qu’il offre, l’espace maritime est celui de la connexion et le support de multiples flux. La mer est un vecteur de transport central dans une économie mondialisée. C’est vrai depuis l’Antiquité : la sécurité alimentaire d’Athènes était assurée par le port du Pirée, celle de Rome par le port d’Ostie. Et cela par un principe éternel : celui d’Archimède, qui permet de charger plusieurs dizaines de milliers de tonnes de marchandises sur un même navire, offrant en outre la possibilité de s’affranchir des problématiques de frontières. Ce qui est débarqué à Zeebrugge, Hambourg ou au Havre et arrive quelques jours plus tard en Hongrie ou en Tchéquie est probablement passé par la mer Rouge ou le Cap de Bonne-Espérance. 

Au-delà des flux commerciaux, les câbles qui reposent sur les fonds marins sont le support du transfert de l’immense majorité de nos données : de la commande de votre prochain billet de train aux ordres de la finance hyper-fréquence, il est plus que probable que les bits qui les composent soient passés en mer. 

Si l’œil continental voit dans la mer une barrière infranchissable, le marin y reconnaît un balcon sur le monde. La France est ainsi le seul pays de l’Union européenne présent à la fois en océan Indien et en océan Pacifique. Avec 11 voisins par la terre, la France côtoie 150 pays par la mer. Ce sont autant de nouveaux voisinages, de frontières communes, d’enjeux partagés. 

La mer est le gisement de richesse sur lequel s’est construite l’ère de stabilité qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Plus que jamais, notre prospérité et donc notre sécurité se joue en mer.  

Une bascule géostratégique 

Cette sécurité est aujourd’hui menacée. Si le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février 2022 est indéniablement un point de bascule, révélateur de l’entrée dans une ère d’incertitude et de volatilité, les problématiques actuelles dépassent les plaines du Donbass. Les crises se multiplient, leur niveau de violence va croissant et les grands équilibres qui structuraient l’ordre international se trouvent contestés. Les marins, déployés au large sont les sentinelles de ce changement. 

La première tendance de fond que l’on observe en mer est la réalité du changement climatique, dont les effets déstabilisateurs sont indéniables. La modification des masses d’eau a, par exemple, un effet sur la répartition des ressources halieutiques, impactant ainsi les populations côtières.  

La seconde bascule est celle de l’augmentation des usages de la mer, parfois exclusifs les uns des autres, dont l’effet est une territorialisation de l’espace maritime. Cela vaut particulièrement dans la frange côtière qui cumule la plaisance, les zones de pêche, l’accès aux ports, les rails de navigation commerciale, les zones d’entraînements ou d’essais… On comprend alors que l’ambition d’installation massive d’éoliennes en mer va constituer, pour les marines d’Europe, une nouvelle richesse à protéger

D’autant que les usages illégaux ou illicites de la mer croissent également. Prenons l’exemple du trafic de stupéfiants : si la Marine nationale a saisi 33 tonnes en mer en 2023, ce sont 121 tonnes de drogues ont été saisies à Anvers et Zeebrugge. Cette quantité a doublé en cinq ans, mettant au défi les acteurs du monde maritime d’agir contre ce fléau. 

Enfin, la mer est le lieu de l’expression de la puissance. De Res nullius, milieu n’appartenant à personne où règne une totale liberté de navigation, la haute-mer devient le lieu d’expression désinhibée des ambitions de nos compétiteurs, notamment par l’extension de souverainetés non-reconnues, comme en mer de Chine méridionale. Plus proche de chez nous, les conflits débordent en mer : le conflit en Ukraine sur la mer Noire, le conflit en Israël sur la mer Rouge. 

Des marines pour agir 

La protection des citoyens, des territoires et des intérêts nationaux est au cœur des missions d’une armée. C’est ce qui conduit la Marine à agir au quotidien, à se déployer en mer, sur terre ou dans les airs pour connaître, protéger, dissuader et, le cas échéant, intervenir. 

Mais la complexité et la multiplicité de ces bouleversements ne peuvent réellement être réglées seuls. L’action commune n’est plus une option, tant les problématiques sont communes. La solidarité stratégique existe de facto en mer entre pays européens tant nos ressources, nos flux, notre liberté d’action sont liés. Le constat de l’entrée dans une nouvelle ère stratégique impose une analyse, une ambition et surtout une réponse commune.  

Pour nous, marins et militaires, la question porte sur notre capacité à agir ensemble. Si la décision des engagements reste d’ordre politique, atteindre le plug and fight est une affaire de marins dans le temps long. Être interopérable, savoir agir ensemble est une capacité qui ne se décrète pas. Elle se travaille et s’entretient. Cette capacité à opérer et à combattre ensemble est déterminante. Le montage en quelques mois de l’opération Apsides permettant d’apporter une réponse européenne à la crise en mer Rouge est à ce titre une excellente nouvelle. 

Plus que jamais, la mer est ce que les Européens ont devant eux quand ils pensent à leur avenir. Elle est certainement le lieu d’une nouvelle dynamique européenne. 

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