Journal des Futurs #135 – Quelle souveraineté alimentaire pour une agriculture française en transition ?

Sur fond de négociation du traité du Mercosur, de loi d’orientation agricole reportée depuis les élections législatives et de modifications potentielles des droits de douane notamment pour le secteur viticole, la mobilisation du monde agricole reprend dans le prolongement des actions du début de l’année 2024 en France et en Europe. Cette crise du secteur agricole qui a subi des pertes de récoltes très importantes pour la saison 2024 met en évidence des problématiques structurelles et conjoncturelles pour produire une alimentation de qualité et compétitive de manière durable. Les débats touchent tous les citoyens, découvrant pour la plupart les particularités des filières de production agricole avec un relai des médias, des experts et des politiques au niveau national et dans la communauté européenne.

Ceci peut créer un sentiment que des solutions radicales peuvent être envisagées alors que les interactions entre les filières sont multiples et complexes. En effet, on peut parler d’un écosystème d’agricultures (avec un s) avec les céréales, la vigne, les fruits et légumes, les oléoprotéagineux, l’élevage bovin, porcin, ovin, caprin, l’aviculture, la production laitière, avec de grandes et petites structures, des imports / exports, des techniques différentes, des acteurs spécialisés de l’agroalimentaire, des labels et terroirs divers.

Les enjeux sont stratégiques. La production agricole de la France représente près de 82 milliards d’euros en 2021, avec en 2023 des exportations de près de 63 milliards d’euros mais aussi des importations de près de 58 milliards d’euros.  La France est le 1er producteur mondial de vin en valeur, et occupe pour les céréales le 1er rang en Europe et le 5ème rang mondial. Cependant, la compétitivité est en baisse face à la concurrence mondiale.  Un poulet sur deux consommés en France est importé, tout comme 56 % de la viande ovine, 28 % des légumes et 71 % des fruits.

Dans ce contexte de transitions en accélération pour l’agriculture, il apparaît que le thème de la sécurité alimentaire devient central, impliquant des volets économiques, politiques, sociaux, environnementaux, technologiques et internationaux sur une large diversité de productions et notamment dans une concurrence mondiale accrue.

Si on y ajoute les risques géopolitiques, on peut parler de souveraineté voire d’arme alimentaire. 

Les transitions de l’agriculture en France

Transitions sociales

Le nombre d’agriculteurs ne cesse de décroître, avec moins de 400 000 exploitations référencées en 2022 contre près de 500 000 en 2010. De ce fait, la moyenne des surfaces par exploitation augmente à 69 hectares. On constate la forte baisse des micro-exploitations. Les nouvelles installations de jeunes agriculteurs (environ 10 000 par an) ne compensent pas les départs faute de repreneurs, et l’âge moyen des agriculteurs reste élevé (52 ans avec 25 % ayant plus de 60 ans). 

Ces réalités cachent toutefois de fortes disparités selon les systèmes de production et les régions, ainsi que selon les structures juridiques (de l’exploitation familiale à des statuts EARL, GAEC, etc). 

Enfin, il est difficile de recruter une main-d’œuvre qualifiée soit pour les travaux saisonniers, soit pour la conduite des productions faisant appel à davantage de technologies. 

Les liens sociaux sont moins nombreux du fait d’une certaine désertification des zones rurales avec un accès aux soins et services parfois complexe. L’informatique est entrée en force dans les exploitations, permettant un accès aux informations techniques et marchés très performants. On voit se développer des agriculteurs influenceurs et youtubeurs soucieux de montrer leur travail au quotidien en toute transparence sur les réseaux sociaux. 

Les exploitants sont en contact avec de nombreux interlocuteurs (coopératives et négoces, services techniques, chambres d’agriculture, pouvoirs publics, entreprises agroalimentaires, syndicats professionnels…) et occupent le plus souvent des fonctions d’administrateurs dans ces organismes gérés par les agriculteurs. Il faut souligner le rôle des femmes, qu’elles soient agricultrices ou salariées dans ou en dehors de l’exploitation, apportant la diversité dans les approches de production et des revenus très significatifs pour l’exploitation.

Le maillage des lycées agricoles publics et privés est historiquement fort et prépare aux formations supérieures dont le monde agricole a besoin, mais se retrouve confronté à une baisse de la démographie. 

Les néoruraux sont plus nombreux et doivent s’intégrer dans l’écosystème parfois conservateur ; l’exemple de la difficulté de l’accès à la terre est significatif. 

Dans la période post-COVID, le capital sympathie des agriculteurs a fortement augmenté comme l’ont démontré les soutiens de l’opinion publique lors des manifestations de 2024, faisant reculer « l’agribashing ». Les consommateurs restent vigilants aux pratiques agro-écologiques des producteurs et prennent conscience que l’agriculture a évolué par rapport à des souvenirs ancrés d’une agriculture bucolique.

Les tendances de consommation évoluent pour l’alimentation végane, végétalienne, végétarienne, biologique, sans gluten et allergènes, avec un comportement de « locavores » exigeants sur la qualité et la disponibilité, avec le développement de drives et distributeurs automatiques.

Les questions liées à la santé des agriculteurs sont grandissantes (exposition aux polluants, pénibilité du travail, sensation d’isolement). 

La communication en éléments simples de la complexité et des disparités du monde agricole reste une question récurrente face aux idées reçues du grand public et aux listes de problèmes catégoriels à résoudre.

Transitions technologiques 

Les enjeux liés à la rentabilité, la réglementation et au changement climatique amènent un cortège d’innovations portées par les grandes entreprises mais aussi par un grand nombre de startups de l’agtech. On peut citer la réduction des intrants (engrais, phytosanitaires, semences, aliments du bétail, produits vétérinaires), la robotique, la digitalisation des données de production et de traçabilité, les énergies nouvelles comme la méthanisation et le solaire, la gestion de l’eau et des effluents. L’agriculture de précision connectée devient une pratique courante, tout comme le recours aux OAD (Outils d’Aide à la Décision) et à l’Intelligence Artificielle. 

Ces transitions sont soutenues par la recherche publique (INRAe, universités) et privée (agrobusiness) avec une accélération des dispositifs pour les startups (incubateurs, plan France 2030, régions, BPI, crédit impôt recherche…). Cependant, le transfert de ces innovations et brevets semble peu soutenu aux plans industriel et capitalistique en France par rapport aux États-Unis par exemple. 

Ceci nécessite un accompagnement et un fort investissement pour l’acquisition et le maintien des compétences par la formation initiale et continue des agriculteurs.

Un débat s’installe sur les innovations ; ainsi, les OGM et la technologie CRIPS/ARN pour l’amélioration des plantes divisent toujours ; la culture de cellules souches pour la production de « viande artificielle » se heurte à des enjeux de société.

Il est nécessaire d’adapter les pratiques au changement climatique et aux exigences du développement durable (RSE, Objectifs des Nations Unies). Les alternances de sécheresses et d’inondations, la grêle et le gel sur des cultures en avance en début de végétation, les ravageurs et nouvelles espèces en augmentation, les menaces sur la biodiversité, le bilan carbone sont autant de facteurs à considérer.

Transitions réglementaires

La réglementation avec son évolution constante est un sujet majeur pour des exploitations soumises au temps long des saisons et à la concurrence internationale ne suivant pas les mêmes règles.

On peut citer la transposition des homologations européennes des produits phytosanitaires autorisés dans certains pays et non en France ayant abouti au slogan des professionnels « pas d’interdictions sans solutions » pour soutenir des filières majeures comme le sucre, la viticulture, l’arboriculture… Par ailleurs, sans être trop technique, un légume produit hors de France et importé peut être traité avec un pesticide non homologué en France mais bénéficiant d’une limite de résidus autorisée.

Les solutions pour l’agriculture biologique sont peu nombreuses (biocontrôle, biostimulants) et leur définition varie d’un pays à l’autre. 

Le plan Écophyto en France et les directives venant du Green Deal en Europe se heurtent au quotidien de la gestion des cultures, sans pour autant qu’il y ait une opposition sur le bien-fondé à moyen/long terme de l’ambition d’une agriculture vertueuse.

Bien entendu, des dossiers emblématiques comme le glyphosate ou les néonicotinoïdes sont connus des médias, et on se souvient par exemple de la difficulté de produire des cerises par manque de moyens de lutte contre la mouche…

En Amérique du Nord et du Sud, l’utilisation d’hormones de croissance pour le bétail, le soja et le maïs OGM largement cultivés et exportés posent un problème de compétitivité.

Dans un autre registre, la certification des robots, l’utilisation des drones pour l’agriculture obéissent à des règles différentes selon les pays.

La loi EGalim (ou les lois successives) a un but louable de partager la valeur des produits agricoles et transformés de manière plus équitable pour l’agriculteur, mais la réalité ne semble pas aller dans ce sens.

La fiscalité notamment sur les carburants reste également d’actualité.

Transitions internationales

Les marchés agricoles sont mondiaux et régis selon des règles variables négociées dans des accords OMC, du GATT et de contrats comme MERCOSUR, AEGC (entre le Canada et l’Union européenne). La Politique Agricole Commune a évolué depuis longtemps vers des aides tournées vers l’agroécologie sans garantie de prix. Aux USA, le Farm Bill soutient les agriculteurs.

La France est le premier pays bénéficiaire du budget de la PAC (Politique Agricole Commune) (16,9%), devant l’Espagne (12,1%), l’Allemagne (10,8%) et l’Italie (9,5%).[1]

Selon les productions, les agriculteurs français sont exposés aux fluctuations des prix et monnaies et se sont organisés avec leurs coopératives pour commercialiser et gérer des marchés à terme.

La France entre en concurrence géopolitique avec des pays ayant fortement développé et spécialisé leur agriculture (oléoprotéagineux avec le soja au Brésil, le tournesol en Europe de l’Est, le colza au Canada, les céréales et le maïs avec les États-Unis, la Russie, le sucre avec le Brésil, le vin avec l’Italie, l’Espagne, l’Afrique du Sud, l’Argentine, la viande ovine et le lait avec la Nouvelle-Zélande, la viande bovine avec l’Argentine, le poulet avec le Brésil…) sans oublier les conséquences des conflits en Ukraine et en Afrique. 

Il est bien entendu nécessaire de renforcer les exportations de produits bruts et transformés avec des acteurs puissants comme les coopératives agricoles et les groupes agroalimentaires privés. Les importations également sont nécessaires sur des produits non cultivés ou en faible quantité en France métropolitaine comme le riz, les fruits et légumes tropicaux, les blés améliorants, le café, le thé, le cacao…

Les compétences marketing et commerciales sont probablement à développer. Les vignerons pour les caves particulières ont par exemple trois métiers à assurer de front : la production de raisin, la vinification et la commercialisation qui est un facteur clé de succès économique.

Transitions économiques 

Concernant les prix payés aux producteurs, l’exposition aux marchés mondiaux peut apporter des difficultés mais aussi des bénéfices tout en mettant en place des outils de gestion des risques. Les labels et la sécurité sanitaire pour les produits issus des agricultures raisonnées et biologiques sont reconnus mais difficilement valorisés.

Les rendements semblent plafonner voire régresser du fait d’économies sur les intrants (ou absence de solutions efficaces) et d’effets climatiques. Les diversifications vers l’agrotourisme, la vente directe, la transformation à la ferme sont des solutions intéressantes mais à impact limité.

La valorisation des productions est souvent difficile dans le cadre de la lutte contre l’inflation et de la pression des consommateurs et des distributeurs, même si des initiatives sur le prix de la brique de lait sont devenues populaires. 

On peut noter que le monde agricole est bien organisé par filières et peut faire fonctionner des leviers ayant fait leurs preuves, mais doit probablement faire évoluer ses structures par rapport aux exigences des nouvelles générations qui montent en compétence.

Sur les coûts, on constate une volatilité haussière des engrais et plus généralement de l’énergie (carburants, électricité, gaz), essentielle pour alimenter le matériel agricole, les serres, les chambres froides, les élevages, la transformation agroalimentaire.

« La dispersion des revenus par agriculteur est très grande au sein de l’agriculture française. En effet, le Résultat Courant Avant Impôt par unité de travail agricole non salariée s’échelonne de 69 500 euros par an pour les 10 % les plus élevés, à 8 400 euros par an pour les 10 % les plus bas (en moyenne sur dix ans), la valeur moyenne se situant à 29 500 euros par an. 

Les exploitations orientées vers les productions de ruminants (viande bovine, ovine, production laitière) dégagent des revenus qui sont, en moyenne, inférieurs à ceux des unités viticoles ou de grandes cultures ».[2]

Transitions environnementales

L’agriculture régénérative devient un objectif majeur. Le concept de « One Health », une seule santé, est promu par l’Académie d’Agriculture et les professionnels (la santé des plantes, des animaux et des humains sont liées).

Le sol doit être préservé et peut capter du carbone, le verre et les plastiques doivent être limités, la ressource en eau doit être gérée, l’économie circulaire doit être privilégiée, le bien-être animal est un sujet important, les certifications tant pour l’agriculture que pour l’agroalimentaire (B Corp, Iso, EcoCert…) deviennent des conditions pour commercialiser.

En conclusion, les transitions rapides viennent bousculer les traditions et les organisations et amènent un besoin d’agilité et de créativité dans un nouveau monde sans pour autant gommer les spécificités du terroir qui font la réputation de notre agriculture et de notre gastronomie. 

Une réflexion semble particulièrement pertinente sur de nouvelles relations avec les acteurs des filières de production et les consommateurs : une communication pédagogique de la complexité des transitions pourrait proposer des solutions nouvelles et concrètes.


Xavier Leprince

Ingénieur agronome

Consultant et professeur en stratégie pour le développement durable

Membre de Synopia

[1] Source : INRAe.

[2] Source : INRA.

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