Nous sortirons de cette crise du COVID 19. Quand, comment? Nul ne le sait, mais nous en sortirons, très affaiblis sûrement. Alors, qu’elle serve au moins à nous rendre plus fort pour affronter un futur qui sera évidemment chaotique… et imprévisible.
L’une des premières leçons que l’histoire aurait dû nous enseigner mais que nous avons méprisée à chaque fois que l’occasion nous a été donnée de l’apprendre, c’est celle du caractère inévitable de la surprise, donc, pour tous – humains et groupes d’humains – l’absolu nécessité de l’intégrer dans nos raisonnements. L’histoire contredit la rationalité naturelle de l’homme. La première, déterminée par un petit nombre d’événements extrêmes, ne progresse pas de manière linéaire, mais de façon chaotique, de ruptures imprévues en retournements brutaux. Le second raisonne naturellement selon une logique de continuité structurée par l’idée (fausse) de progrès permanent.
L’histoire se construit par des ruptures
Point n’est besoin de remonter au déluge pour percevoir que les accidents de l’histoire sont l’histoire elle-même. Le futur se déduit difficilement du passé. Au cours du XXe siècle par exemple, d’août 1914 et de la «grippe espagnole» à septembre 2001 en passant par la crise de 1929, la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide, la chute du mur de Berlin, la faillite de Lehman Brothers et la crise financière qui la suit, les printemps arabes, la crise grecque, l’émergence de Daech, le Brexit… les accidents se succèdent, à la surprise quasi générale. Ces événements, le plus souvent inédits, rendent caduques les hypothèses qui sous-tendaient notre vision de l’avenir ; ils conduisent chaque fois à des reconfigurations profondes du monde.
Des surprises de plus en plus fréquentes
Comme l’histoire s’accélère au rythme de l’explosion hyperbolique des découvertes scientifiques – tandis que ses accidents de parcours rendent les prospectives de plus en plus aléatoires – les surprises stratégiques se succèdent sur un tempo accéléré. L’interconnexion du monde accroît d’ailleurs le caractère universel des surprises: la crise du COVID 19 en est le dernier exemple. Nous sommes définitivement entrés en «Extrémistan», ce pays imaginé par Nicholas Taleb, dans lequel le détail apparemment le plus insignifiant, le plus petit événement peuvent entraîner le basculement du système global dont la modélisation devient chimérique.N’espérons pas des technologies de demain la fin de l’imprévisibilité !
Souvent attribuées à tort à de grandes causes extérieures, les ruptures majeures – celles qui font vaciller les grandes organisations, de la nation à l’entreprise – apparaissent toujours inéluctables a posteriori… mais imprévisibles a priori: c’est souvent un facteur mineur – un microscopique virus! – qui déclenche la réaction en chaîne. Quel autre meilleur exemple de cet effet papillon que les printemps arabes déclenchés par le vendeur de rue Tarek al-Tayeb Mohamed Bouazizi, lorsqu’il s’immole par le feu le 17 décembre 2010 sur le marché de la petite ville tunisienne de Sidi Bouzid? N’espérons pas des technologies de demain la fin de l’imprévisibilité, bien au contraire: l’embrasement arabe, la crise du COVID 19, ne se sont pas propagés en dépit des progrès technologiques, mais à cause d’eux!
Des surprises stratégiques rarement fatales si l’on y est préparé
Anticiper l’imprévisible, lui survivre, c’est y croire, admettre le caractère fondamental des notions de résilience et de capacité d’adaptation. Le coup physique et psychologique porté par la surprise stratégique est mortel si, et seulement si, l’acteur ne s’est pas doté de capacités de résistance et de réaction. C’est la suffisance de l’épaisseur stratégique d’un système qui lui permet de survivre et de reprendre l’ascendant. Constituant essentiel de l’épaisseur stratégique, les réserves – aux dimensions multiples – sont l’élément majeur de réponse à la surprise stratégique: le cas des masques de protection n’en n’est que la dernière preuve. Ces réserves permettent de préserver la liberté et la capacité d’action malgré l’imprévu et le hasard.
Biais rétrospectif ou stratégie?
Une fois l’événement advenu, les donneurs de leçons oublient à quel point il était imprévisible: clairement, dans le rétroviseur, la visibilité est parfaite. On voit ainsi des responsables politiques – parfois les mêmes qui criaient au «coup d’État» quand on envisageait de les reporter… – s’indigner que le gouvernement ait maintenu le premier tour des élections municipales. Lorsque l’on n’est pas aux affaires et qu’on voudrait bien y être (une fois la crise terminée, bien sûr!) on est facilement victime du «biais rétrospectif» mis en évidence par Baruch Fischhoff: il le résumait d’une phrase: «I knew it would happen», je savais que ça se passerait comme ça.
Autre chose est de comprendre que la constitution de réserves puis leur reconstitution dès que les premières ont été consommées sont une règle de survie dans l’espace stratégique et que, à l’inverse, leur absence constitue non seulement une injure au respect dû par tout haut responsable à l’imprévisibilité mais également une faute grave, en particulier s’il détient les destinées d’une nation. En ce sens les décisions prises à l’égard de la diminution des stocks de masques sous les présidences Sarkozy et Hollande relèvent de la faute grave.
Quand le président Macron affirme le mardi 30 mars: «On ne peut pas demander à des gens d’avoir pris des décisions, il y a cinq ou dix ans, qui ne pouvaient pas anticiper ce qu’on vient de vivre, quand on vit quelque chose qui est inédit, on ne peut pas demander aux gens de l’avoir prévu il y a dix ans», il a raison… et tort. Nul, en charge des destinées d’une nation, ne doit oublier que l’une des fonctions essentielles de l’État est de permettre le futur par la consolidation de la maison commune en vue des temps difficiles, donc la construction de la résilience nationale, par la constitution de réserves et la consolidation des liens sociaux. Hélas, de facilités politiques en veuleries, l’État-providence a cannibalisé notre État-régalien qui peine à assurer les fonctions qui le légitiment, l’État-stratège a fait place à l’État-tacticien frappé de myopie gestionnaire.La surprise surviendra, tôt ou tard.
L’illusion de la connaissance
Edgar Morin constate que «l’on a beau savoir que tout ce qui s’est passé d’important dans l’histoire mondiale ou dans notre vie était totalement inattendu, on continue à agir comme si rien d’inattendu ne devait désormais arriver». Nous sommes en effet sous l’influence d’une grave illusion: celle de la connaissance. Elle consiste à penser que l’on peut anticiper l’imprévisible, les surprises stratégiques, donc les éviter, sinon les parer. C’est une erreur. La surprise est consubstantielle à l’espace stratégique, qu’il soit conflictuel et militaire ou simplement concurrentiel, économique et sanitaire.
La première des prudences est de l’admettre. La surprise surviendra, tôt ou tard, quelles que soient la pertinence et l’efficacité des dispositions prises pour la prévenir et s’en protéger. C’est d’autant plus vrai qu’il y a loin de l’information à la connaissance, et autant de cette dernière à la compréhension. Les attentats du 11 septembre 2001 en restent l’indéfectible preuve. Les services de renseignement disposaient de tous les indices nécessaires, toutes les informations étaient disponibles: les signaux existaient, mais ils n’ont pas produit l’alerte utile. L’effort se concentre sur la connaissance et néglige la capacité d’absorption: on tente naïvement de les prévoir au lieu d’en admettre l’imprévisibilité et d’investir sur la résilience des systèmes et des hommes.
Savoir penser l’impensable
Nous sommes là devant la limite de l’imagination collective: il est très difficile de se placer dans une posture intellectuelle capable de penser l’impensable. Nous pensons le monde à partir d’hypothèses sur le futur totalement conditionnées par le présent et le passé… dont, par illusion moderniste, nous pensons d’ailleurs le plus souvent qu’il est définitivement révolu.
Nous sommes tous menacés par ces «impossibles» que nous ne pouvons pas imaginer et d’où surgissent les surprises stratégiques. Cela impose la pensée et l’expression critique, la diversité culturelle et intellectuelle qui permet l’élargissement du champ des possibles. Aucun raisonnement ne permettra de prévoir et d’éviter la surprise ; il faut donc s’y préparer, c’est-à-dire conforter sa résilience et avoir le courage de lui consacrer ce qui est nécessaire.Notre prochaine surprise stratégique est déjà en gestation.
Ne nous y trompons pas: notre prochaine surprise stratégique est déjà en gestation. Il faut s’y attendre et s’y préparer. Le monde moderne devient de moins en moins prédictif: cette imprévisibilité est incompatible avec les modèles seulement basé sur la planification et la prévision.
Alors? La première parade est le renseignement et l’alerte précoce, à eux seuls pourtant bien insuffisants. La deuxième est celle de la réduction des risques et de leur prévention. La troisième démarche, la plus fondamentale, consiste à se doter des moyens d’en atténuer les effets, c’est-à-dire à consolider la résilience des organisations civiles et militaires (pouvoirs publics, populations, entreprises, forces armées…) et leur capacité d’adaptation.
Aucun responsable, quel que soit son domaine, ne doit imaginer que la connaissance et l’anticipation suffiront à parer à tout imprévisible. Il s’agit, pour les humains et les groupes d’humain, de construire et préserver les capacités permettant de digérer la surprise stratégique puis de rebondir. La sagesse est de savoir que le monde est ce qu’il est, non celui dont nous rêvons: l’impossible d’aujourd’hui sera la surprise de demain. La conscience de l’imprévisible est la première sagesse du stratège!
Le général Vincent Desportes est ancien directeur de l’École de Guerre, professeur des universités associé à Sciences Po Paris, membre de Synopia.